Arthur Schopenhauer, “Poèmes”, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel introduit ici le lecteur de Poesibao dans l’œuvre de Schopenhauer pour mieux présenter les poèmes de ce dernier.


 

Arthur Schopenhauer – Poèmes – Préface de Francis Haselden, traduction de Guillaume Métayer, Édition bilingue, Rivages-poche, 127 pages, avril 2024, 8,20 € – sur le site de l’éditeur


Schopenhauer (1788-1860) a résumé sa philosophie dans le titre de son ouvrage majeur : Le monde comme volonté et comme représentation. Qui signifie ceci : le monde est ma représentation, mais il est sa volonté. D’une part, le phénomène du monde est ma (ou notre) représentation – c’est la leçon kantienne : les formes de la connaissance dépendent des structures intellectuelles et des lois logiques de l’esprit humain – ma ou notre représentation, donc, et non la sienne (la réalité du monde ne se représente rien, elle n’est que son acte continué de présence). Mais l’essence du monde (l’être intime des choses), elle, est sa volonté (et non la nôtre, ni celle d’un Dieu). Cette “volonté” est la visée d’existence traversant et soutenant la réalité universelle, elle est comme sa direction inconsciente, absurde, inhospitalière, indéfiniment décentrée et dispersée dans ses manifestations mais une dans son Principe. Une “force” universelle “va”, voilà tout, – sans cause, sans but, sans sens autre que sa perpétuelle insistance -, se servant de toutes ses concrétisations objectives. Une Volonté produit tous les êtres, dispensant à chacun son énergie particulière, commandant à tout ce qui se déploie en et à partir d’eux : leurs forces, leurs groupes d’appartenance, leurs efforts théoriques et pratiques. La thèse de Schopenhauer est alors que notre capacité rationnelle elle-même (celle qui calcule, déduit, explique …) est, à son insu, au service de cette aveugle volonté, comme tout d’abord notre corps, l’organisme vivant que nous sommes (agissant sur lui-même et le milieu, saisi par le monde qu’il saisit) est l'”objectivation” particulière de cette volonté, la concrétisation locale de son énergie – s’appliquant à ce dont il tire parti, relayant un Vouloir universel qui partout tire parti de ce à quoi il s’applique.

L’idée de Schopenhauer est alors que l’art inaugure, au sein de l’esprit humain, avant même la moralité et l’ascétisme, la revanche de la pensée sur le vouloir-vivre qui l’asservissait. Alors que la technique est l’usage que la volonté fait de notre raison pour s’appliquer utilement au monde, et décider de ses ressources, l’art procède, lui, non d’une telle application intéressée et efficiente, mais d’une contemplation générale et désintéressée, qui lui permet de contourner l’obscure tyrannie de la volonté en nous rendant capable de la voir de dos (de la prendre à revers), de lire dans son jeu, et de jouer lui-même (mais irréellement) de cette réalité oppressante et conflictuelle. Comment ? Par la contemplation (qui fonde la création esthétique, et non l’inverse) de ce que Schopenhauer appelle (comme Platon) les “Idées”; c’est-à-dire par l’intuition pure, désintéressée, “purement connaissante”, des forces (naturelles), des espèces (vivantes) et des caractères (psycho-historiques, humains). Forces, espèces et caractères sont en effet pour l’auteur, les Idées, c’est-à-dire les Formes (invariables et universelles) dans lesquelles la Volonté à l’œuvre dans le monde fait tout se produire, se changer et s’échanger. Forces, ce sont éléments d’interactions physico-chimiques; espèces (et taxons), ce sont unités d’entre-fécondation; caractères (et sentiments), ce sont nœuds d’entre-justification, c’est à dire structures psycho-affectives dans lesquelles les affects des uns, nés des interactions humaines, fécondent ou stérilisent quelque chose de ceux des autres. C’est cela que l’art fait voir et fait vivre. L’artiste peut voir les ressorts du monde, car le monde ici (commentait Bernard Bourgeois) contient les éléments de son propre commentaire : nous avons ainsi notre sommeil pour comprendre la mort, nos absences pour saisir le néant, nos efforts pour saisir l’intelligence, etc. L’artiste retourne ce qu’il sait (génialement) voir de la vie contre ce que la vie le menait (passivement) à concevoir. Bref, l’art rattrape ce qui nous mène en traquant ainsi ce qui nous ennuie, en espionnant ce qui nous tient (nous permettant de contempler nos propres liens), en conciliant ce qui nous divise et faisant chanter (ou danser) ce qui nous tue. Et l’art est libre car sa négation du vouloir échappe aux principes mêmes de la raison que l’affirmation du vouloir infligeait à l’esprit. L’art suprêmement libre est, pour Schopenhauer, la musique, car elle désactive la volonté en la mimant parfaitement, en faisant littéralement monde à sa place, la retirant de l’espace des vies pour la transposer dans le pur temps de l’écoulement sonore, au point, dit-il, que la musique continuerait, seule, après la fin même du monde – puisqu’elle aurait su transporter l’essence du monde (la volonté) hors de sa présence réelle. Mais la poésie, elle ? Que peut donc valoir, pour et chez Schopenhauer, d’en écrire ?

La poésie semble à la fois d’un maigre recours (car elle est l’art le plus détaché de la réalité des corps – et même du corps qu’on est, puisque seule la voix verbale y est requise ; la pensée y paraît donc trop loin de la vie pour se venger crédiblement de son obscure tyrannie) et d’une magique opportunité (car l’activité pensante est d’abord impressions intuitives et images, l’évidence figurative fournissant dans l’expérience tous les contenus à concevoir, et la poésie est – écrit Schopenhauer – une expérience “mettant en jeu l’imagination par le moyen des mots”). La poésie est le plus évocateur des arts (or, en multipliant ainsi les relations de chaque chose avec une infinité d’autres, nous voudrons de moins en moins nous servir d’elles, et saurons de mieux en mieux saisir les Idées qui les forment et les tiennent) et le moins objectif des langages (rythme et rime dirigent notre attention sur la manière de dire l’objet en nous détachant de lui, comme métaphores et figures de style le font sur la manière dont les mots se font vivre les uns les autres, nous postant aux intersections-surprises où leur interférence “précipite” les images : ainsi la pure lutte d’influence poétique des mots révèle paradoxalement la lutte cachée des forces et espèces de réalité en jouant à la recouvrir). La poésie dès lors dessille métaphysiquement les yeux, en nous éloignant de l’objet (l’objet n’est qu’un moment de la représentation) que nous avons et utilisons, et nous rapprochant par ses mots de l’objet que nous sommes (l’objectivation, la concrétisation particulière de la volonté à l’œuvre dans le monde), nous permettant à la fois de nous en comprendre les jouets, et, en retour, nous en faire les joueurs désabusés, et les arbitres caustiques et virtuoses. La préface de Francis Haselden et la note initiale du traducteur Guillaume Métayer montrent avec netteté et profit comment procède alors exemplairement Schopenhauer.

Quelques extraits montreront (après l’autoportrait sarcastique de la Volonté en XXXV) comment la poésie XXIX illustre les trois types d’Idées (forces naturelles, espèces biologiques et caractères psycho-sociaux – pris dans leurs trois duos), la XXVII comment l’auto-négation de la volonté peut concerner aussi la conscience collective, la XXXI démonte le caractère envieux (si l’envieux est assez sot pour s’endeuiller du bien d’autrui, voilà sa douleur à la merci de notre perfectionnement !), comme la XXX celui du tyran domestique (la fidélité même du chien à son maître rude et médiocre est pour celui-ci un bien accablant hommage). Enfin, Dieu (comme fallacieuse représentation d’un Maître du Vouloir universel, ou illusion d’une conscience de soi du Tout) est alors (en XXII) particulièrement bien placé pour sauver l’âme (elle-même issue d’une volonté fautive de rendre représentable un tout du soi). Et le poème de conclusion (XXXIX) jugera (crûment) le projet même de rendre sa vie concluante …
 
Marc Wetzel

XXXV
La volonté qui a créé
Le monde et qui le garde stable,
Peut aussi le gouverner : –

À quatre pattes vont les tables.

Der Wille, der die Welt
Gemacht hat und erhält,
Er kann sie auch regieren : –
Die Tische gehn auf vieren.


XXIX
L’un pour l’autre ils sont faits : la nuée et le mont; –
Ainsi : insecte et fleur; – et prince et cureton.

Für einander sind Berge und Wolken geschaffen; –
So Insekten und Blumen; – so Fürsten und Pfaffen.


XXVII
C’est le suicide tout entier d’une cité
(Numance)
Que Cervantès ici nous a représenté.
Il ne nous reste plus, lorsque tout se fracture,
Que le retour à la source de nature.

Den Selbstmord einer ganzen Stadt (Numancia)
Cervantes hier geschildert hat.
Wenn Alles bricht, so bleibt uns nur
Rückkehr zum Urquell der Natur


XXXI
L’envie tu ne pourras jamais la rallier :
Sans le moindre danger tu peux donc la railler.
Pour elle sont douleur ta gloire et ton bien-être :
De son affliction tu peux donc te repaître.

Den Neid wirst nimmer du versöhnen :
So magst du ihn getrost verhöhnen.
Dein Glück, dein Ruhm ist ihm ein Leiden :
Magst drum an seiner Qual dich weiden.


XXX
Je ne puis m’étonner que plus d’un diffame les chiens :
Car trop souvent hélas le chien fait rougir l’Homme.

Wundern darf es mich nicht, dass manche die Hunde verlaümden :
Denn es beschämet zu oft leider den Menchen der Hund.


XXII
De la tombe, ô Dieu – si tu es –
Sauve mon âme – si j’en ai.

Gott, – wenn Du bist, – errette aus dem Grabe
Meine Seele, – wenn ich eine habe.


XXXIX
Assis vaut mieux que debout, et couché mieux qu’assis,
Mieux que couché, endormi, et mieux qu’endormi : mort.

Sitzen ist besser als stehen, und liegen ist besser als sitzen :
Besser als liegen ist schlafen, und besser als schlafen ist Todt seyn.

Arthur Schopenhauer – Poèmes – Préface de Francis Haselden, traduction de Guillaume Métayer, Édition bilingue, Rivages-poche, 127 pages, avril 2024, 8,20 € – sur le site de l’éditeur