Mathieu Jung, « Chemins d’azalées », /3, [III/4, Séries]


Troisième épisode d’une nouvelle série qui en comportera quatre, work in progress de Mathieu Jung, autour de Malcolm de Chazal.


Ligne droite
À l’époque de Petrusmok, Malcolm, nous raconte son biographe inspiré, Laurent Beaufils, avisa un cocotier, distant d’un kilomètre et, avec son ami le sculpteur Serge Constantin, ils se mirent en tête de rejoindre cet arbre en empruntant une ligne droite : « Ils partirent tous deux comme larrons en foire. Ils sautèrent un petit ruisseau, traversèrent un champ de canne à sucre, piétinèrent un champ de légumes puis arrivèrent devant une cour privée où se trouvait une maison. Serge lui dit qu’ils avaient perdu, la maison faisant barrage. Ils ne pouvaient aller plus loin. Malcolm réfléchit deux minutes et ordonna à son ami de le suivre. Ils pénétrèrent dans la cour, ouvrirent la porte de la maison, traversèrent le hall, la pièce principale, la cuisine, une chambre, une autre chambre où le propriétaire était allongé et s’étonnant leur demanda ce qu’ils faisaient là. Pas pris au dépourvu, Malcolm lui répondit, tout en continuant son chemin : ‘‘Ne bougez pas, nous sommes l’Action sanitaire !’’. » Je perçois en cette anecdote une idéale allégorie chazalienne. On peut y voir aussi bien une mise en pratique de ce poème aphoristique de Sens magique :
Le plus court chemin
De nous-mêmes
À nous-mêmes
Est l’univers


Un esthésiant
« Dans bien vivre, il y a un mot de trop. » Pour cette seule formule, disponible dans Sens-plastique, Malcolm mérite qu’on lui porte quelque intérêt. Une bizarre éthique se révèle chez cet écrivain méconnu, que l’on découvre à Paris à la fin des années 40, non peut-être pour les bonnes raisons. Davantage peut-être qu’une éthique, l’art de vivre chazalien ne laisse pas de nous surprendre, de nous ahurir. Malcolm en fait trop, sans doute, mais ses excès, son exubérance et cette manière bien à lui d’asséner des vérités d’outre-monde sont au service d’une subjectivité inouïe et, surtout, d’un grand rêve auquel il est encore permis de se ressourcer. « Tout l’art de vivre consiste à s’évader de soi pour n’être pas seul, à se fuir en se cherchant, à retrouver son moi perdu dans le monde et à le réintégrer à soi, à mettre tous ses œufs dans le même panier, à être un seul esprit, corps et âme. » (Sens-plastique).
Malcolm est de ceux qui nous parlent de loin (l’époque, de fait, lointaine où Paulhan, Breton, Bataille et quelques autres le découvraient, nous est devenue presque inscrutable), mais sa voix et son être portent fort et sont encore en mesure de nous mettre un coup au cœur, de nous renverser pour de bon. Cet homme des antipodes nous remet sur pieds, nous dévoilant un monde réellement renversé.
Le vivre chazalien, on en aura un aperçu en s’intéressant aux caprices de cet auteur qui avance plus qu’aucun autre en ligne droite et selon une excentricité qu’il convient de qualifier de salutaire.
Le génial Mauricien vivait loin du centre d’où se font les choses littéraires : son île, dont il sut faire un mythe intégral avec le déroutant Petrusmok, constituant l’envers de toutes ces choses que Paulhan savait alors régenter. Loin du centre, et au cœur de tout, toujours évoluant par un solipsisme fécond, voici Malcolm de Chazal. L’écart constant qui fut alors le sien, si le surréalisme finissant parvenait encore à en remonter quelques roboratifs minéraux, est devenu aujourd’hui infranchissable ; à l’aune de la bêtise de maintenant, ni pire ni meilleure que celle des autres temps, simplement plus impérieuse et unifiée, l’excentrique Malcolm a tout pour basculer dans l’insignifiance ou la non-pertinence. L’anesthésie dans laquelle on nous somme instamment d’évoluer ne permet plus, en effet, de ressentir pleinement les formules sens-plasticiennes.
Malcolm, je veux dire, l’auteur de Sens-plastique, cet excitant radical, est plus que jamais un puissant esthésiant. Il parvient à nous rendre nos sens et, partant, à décrasser notre essentielle faculté sensible.


Tout ou rien
« Mon œuvre devra être considérée comme un chapitre nouveau de la Pensée, ou devra être mise au compte des divagations d’un fou. Point de demi-mesures ou de compromissions. Tout ou rien. L’acceptation de ce message comme d’une nouvelle aurore, ou la boîte à saletés de l’arrière-boutique des libraires. » (à Jean Paulhan, 15 octobre 1947).
Malcolm, c’est tout ou rien. Ce qu’il nomme son « unisme » est une velléité du tout (qu’il oppose il est vrai assez grossièrement à l’esprit d’analyse phénoménologique). Qui le lit est tenu à l’impossible de cette grandeur, de ce culot, de ce ridicule. Au poker, on nomme cela all in – on joue tout et tout le temps. Selon cet aspect, Malcolm me semble assez proche des frères simplistes réunis à Reims. Il serait presque un adepte de cette « métaphysique expérimentale », paradoxale et périlleuse, drogue dure coupée au talc du néant, roulette russe constante de l’âme. Sens-plastique est, sur cet aspect – par ce versant incoercible –, impraticable pour les belles âmes pusillanimes que notre époque produit en masse. En cela, oui, Malcolm est proche de Lautréamont. D’Artaud également, ou de Michaux.
Redisons-le : c’est tout ou rien, jusque dans les moindres formules, gestes ou détails : « la danseuse qui ne danse pas dans son cerveau pendant qu’elle danse dans son corps, ne saurait faire danser que le bout de sa robe. La danse n’anime rien, si elle n’anime tout. » (Sens-plastique).


L’homme et la femme
« Les hommes portent leur cœur dans leur sexe ; les femmes portent leur sexe dans leur cœur. » (Sens-plastique). Malcolm semble dire ici, usant du chiasme plutôt que de la réversibilité, qu’il n’y a pas de rapport sexuel (cf. Lacan) : l’homme et la femme n’entrent pas en rapport, au sens mathématique. C’est même d’un conflit ouvert dont il est question pour Malcolm. « La guerre des sexes mobilise toutes nos facultés, spirituelles, intellectuelles, physiques et sensitives. Pour combattre la femme, il faut penser en pointe d’aiguille et jouer au fleuret avec le temps. » (Sens-plastique). Beaucoup de passages de Sens-plastique abondent hélas dans ce sens. Cette incommensurabilité entre les sexes, qui joue chez Chazal en faveur de l’homme (tout au plus, la femme assiste-t-elle la création poétique), fait irrémédiablement déchoir Malcolm dans l’échelle de notre estime. Sa vision même de la volupté a, sur cet aspect, quelque chose d’insupportable et de terriblement rétrograde. Ce qui peut consoler, c’est la lecture du livre de Bernard Violet, Malcolm, la Princesse et le dromadaire (2011), où nous apparaît un Chazal très à côté de la plaque, très veule finalement, ne parvenant pas à séduire la princesse Indira Devi.
Petrusmok est le livre impossible d’une hiérogamie entre un poète et son île : « j’ai épousé l’Île Maurice. J’ai enfanté l’Île Maurice. » (Demi-confidences). Il n’y a, au fond, pas de place pour la femme dans le Malcolmland. Pour autant, Malcolm est capable de passages comme celui-ci : « Point n’est besoin de grammaire pour parler d’amour. Au contraire. C’est un handicap. Car les fautes d’orthographe du cœur – ces zézaiements de la sensibilité – constituent la partie la plus émouvante et la plus vivante de la prose sentimentale. Depuis Adam et Ève, chaque couple d’amants a créé à lui seul une nouvelle langue… mais qui s’en est aperçu parmi les littérateurs ?… Pour avoir voulu sauver la grammaire, la littérature amoureuse est morte du style. » (Sens-plastique).

Mathieu Jung

Les deux premiers épisodes
Episode 1,
Episode 2