Mathieu Jung poursuit dans cette seconde série ses lectures-fusées de Malcolm de Chazal. Un vrai feu d’artifice en tous sens !
« Chemins d’azalées », 2/4
La grande voix des choses
« L’analogie est l’unique preuve absolue. Si une seule analogie ne jouait pas et faisait exception, l’Univers s’abolirait, la vie cesserait. » (L’Homme et la connaissance).
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Il y a une actualité discrète, mais réelle, de Malcolm dans le poème d’aujourd’hui. En témoignent Boris Wolowiec (voir ses Admirations, par exemple) ou encore La Boîte à proverbes de Laurent Albarracin et Jean-Daniel Botta. Dans ce dernier ouvrage, c’est bel et bien la forme courte du proverbe qui est mise à l’honneur, dans un esprit tout chazalien. Ainsi : « Les carpes sont étanches et suffoquent dans leurs joues d’ardoise. Dans le poème on aiguise le couteau contre le courant. » Le proverbe est également au cœur des préoccupations d’Albarracin, qui fait de la tautologie (x = x) la matrice de l’image.
Quelque chose d’essentiel se joue dans le signe d’égalité (=). L’identité permet un échange de l’un à l’autre, un croisement éminemment crucial des termes mis en jeu dans l’analogie. C’est l’un dans l’autre, du pareil au même que surgit l’image. La frappe du proverbe, de la forme courte, place ce signe « = » au cœur des choses, comme une faille essentielle par où elles peuvent se dire et se révéler, par où elles nous regardent, dans leur étanche différence même. Ce signe désigne l’unique transformateur du Même en l’Autre.
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Poesia = poesia, affirmait Roberto Juarroz. Les poèmes de Malcolm me font quelquefois penser aux Poésies verticales de Juarroz. Et c’est souvent qu’on a pu voir Juarroz se promener dans les sentiers d’azalées.
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Malcolm décrasse nos perceptions. Pour un peu, il serait comparable à William Blake. Le proverbe est aussi une forme adoptée par le poète anglais, dans The Marriage of Heaven and Hell. Pour Blake, la nudité de la femme est l’œuvre de Dieu. Malcolm ne dit pas autre chose : « C’est par la nudité absolue de sa divine face que s’explique la Transfiguration du Christ sur la Montagne. » (Sens-plastique). Il faudrait étudier de plus près la manière dont Chazal vise à faire de la nudité un trait primordial. « Le vêtement de la couleur, sur la plante, est plus ou moins lâche, selon la teinte. C’est pour cela que le Crépuscule déshabille les fleurs une à une, et que par sa lenteur à se dégrafer la gaine serrée du jaune, le Crépuscule fera gicler dans les échappées du jour qui se prolonge, des échancrures de sa couleur-chair et de courts éclairs du blanc, en attendant que la nuit happe ses formes sveltes. » (Sens-plastique). On assiste à une sorte de strip-tease, où la nature est mise à nu par son adorateur, même. Mais, réversibilité oblige, Malcolm vise à naturer le nu.
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« Dans la volupté, il n’y a que des goinfres. La volupté est tout excès, ou elle n’est rien. » (Sens-plastique). Ceci fait évidemment signe au Proverbs of Hell de Blake : «You never know what is enough unless you know what is more than enough. » ; « Enough, or Too much ! ». Une certaine excentricité rapproche Malcolm de Blake, ces deux poètes visionnaires et peintres. Malcolm est lié à Blake, ne serait-ce que par un goût de l’occulte ou du mystère.
Raymond Abellio disait de Malcolm qu’il détenait la gnose. Soit.
Entendre « la grande voix des choses », c’est une des leçons du Corpus Hermeticum, mais aussi de l’œuvre passablement mystique, hermétique, ésotérique ou foutraque (comme on voudra) de Malcolm de Chazal, descendant de Chazal de la Genesté, qui aurait croisé le comte de Saint Germain.
Faire jouir l’univers
Je lisais dernièrement la critique que Susan Sontag a fait du Saint Genet : « la solution de Sartre à l’angoisse de la conscience confrontée à la réalité brutale des choses est la cosmophagie, la dévoration du monde par la conscience. Plus exactement, la conscience est comprise comme constituant le monde et comme le dévorant. » Malcolm est lui aussi un cosmophage. Il mange le monde. (Georges Bataille dit également cela de Raymond Roussel, qu’il voit comme un « mangeur d’étoiles ».) C’est sa manière à lui de se maintenir aux origines, en refusant de séparer le sujet de l’objet, dans une sorte de constante déglutition, de volupté dévorante. La Genèse se fonde sur une série de séparations (l’eau de la terre, la terre du ciel, etc.), or Malcolm favorise ce qu’il nomme « aggenèse »…
Sontag nous rappelle ce que dit Sartre de Genet : il masturbe le monde, il le mène à la jouissance. Elle ne fait que paraphraser Sartre, qui écrit : « Sade rêvait d’éteindre avec son sperme les feux de l’Etna ; la folie orgueilleuse de Genet va plus loin : il branle l’Univers. » Malcolm est animé par une semblable folie. Son solipsisme grandiose et exaspérant relève d’une impossible création onaniste.
Jerking off the universe, tout un poème.
De la volupté
Faire jouir l’univers, cela passe, onanisme ou non, par la volupté, dont il est souvent question dans Sens-Plastique.
« La volupté est un accouchement mutuel entre deux tombeaux charnels dans le cimetière désertique de l’esprit. »
« La volupté, c’est la poste qui ne revient pas. C’est la bouteille à la mer voguant vers l’éternité. C’est la seule sensation sans choc en retour. Comme l’eau ne peut remonter à sa source, c’est le seul plaisir qu’on ne reprend pas. »
« Dans la volupté, les cinq sens descendent dans le corps, laissant le sixième sens seul garder l’esprit. Si tout homme ne possédait à un certain point un sixième sens, le cerf-volant de l’esprit briserait ses amarres dans la volupté, l’esprit s’arracherait de terre, et l’homme mourrait dans le spasme. »
« La volupté est une naissance-nuit et une mort-lumière — participant du chaos et de la vie, en doses égales. »
Etc.
Dire des images chazaliennes qu’elles mettent en jeu des rapports « éloignés » mais « justes », c’est presque ne rien dire d’elles. Souvent, elles surprennent par une forme de baroquisme ou de bizarreté, qui les rend ni belles ni laides : « le monte-charge de l’imagination » (Sens-plastique) serait plutôt de l’ordre du fonctionnel. L’image chazalienne n’est pas une fin en soi. Ainsi, la théorie reverdyenne de l’image semble d’autant plus inadéquate à la caractériser ; la libération surréaliste de l’image (Breton, dans le Premier Manifeste, escamotant la justesse exigée par Reverdy), cet essentiel lâcher-prise, est dépassée par Chazal, qui met l’image au service de la volupté, de cette Nature qu’il dit réinventer.
Ni belle ni laide, essentielle selon un plan sans cesse réinventé, l’image chazalienne travaille ou envoûte la langue. Par la synesthésie et la volupté, mais aussi par la réversibilité dont le moment focal est celui du regard de la fleur d’azalée : « c’est alors que je me suis véritablement mis au-delà de l’intelligence, quand voyant une fleur au Jardin Botanique de Curepipe, je vis la fleur me regarder./ La fleur qui nous regarde porte le Regard de Dieu. » (Demi-confidences).
La volupté est bordée de mort. « La volupté est une double impasse entre deux cités charnelles, où chaque corps se heurte au mur de l’autre, et qu’on forcerait en vain. Si l’on pouvait enjamber ce mur, on tomberait dans l’au-delà. » (Sens-plastique). Il n’est guère étonnant que la volupté chazalienne ait retenu Georges Bataille.
Malcolm le dit excellemment : « j’entre par les sens dans le monde » (lettre à Jean Paulhan, 14 septembre 1947). Mais cela touche également à la ligne droite : « La volupté est en ligne droite, et n’a pas de tournants. En aurait-elle, que, dans la vitesse effrénée de sa course, l’âme, dans les courbes, ‘‘chasserait’’ hors du corps. » (Sens-plastique).