Marco Martella, « Hermann Hesse à Montagnola », [III/4, Anthologie]


Portrait d’Hermann Hesse en écrivain, peintre et jardinier à la Casa Rossa, également refuge pour les écrivains allemands en fuite.


L’ermitage d’Hermann Hesse à Montagnola


C’est dans le village suisse de Montagnola, dans une maison perchée face au lac de Lugano et entourée d’un jardin, qu’Hermann Hesse s’installe avec sa femme Ninon en 1931.
À l’âge de cinquante ans, Hesse fait bâtir la Casa Rossa au sommet d’un terrain en terrasses planté de vignes. C’est le début d’une nouvelle vie, un « morceau d’existence agricole »[1] dans lequel le jardinage jouera un rôle essentiel. Des photographies conservées au musée Hermann Hesse, tout près de la Casa Rossa, montrent l’écrivain assis dans l’herbe en train de dessiner, ou bien habillé en paysan, un chapeau de paille sur la tête, penché sur ses tomates et ses salades. C’est une ambiance agreste, celle d’un petit monde réglé par un rythme que l’écrivain qualifie de virgilien, presque intemporel. En arrière-plan, les montagnes à pic sur le lac, le vaste paysage du Tessin, vertigineux mais doux, déjà méridional.
Dans son long poème Heures passées au jardin[2], où se mélangent pêle-mêle les descriptions de la vie du jardinier au fil des saisons, les conseils de jardinage et les réflexions philosophiques, Hesse explore les relations complexes, souvent mystérieuses, qui se nouent entre le travail au jardin et la création littéraire. Pendant qu’il jardine dans son potager, nous dit-il, il se laisse aller à la rêverie que favorisent les tâches répétitives. Dans son esprit, il dialogue avec les personnages de ses livres alors que les paysages du Jeu des perles de verre, le roman qu’il commence à écrire peu de temps après s’être installé à la Casa Rossa, s’insinuent dans le paysage du jardin de Montagnola : le geste du jardinier et celui du poète se ressemblent, parfois ils ne font qu’un.
Ce n’est pas surprenant, s’agissant d’un écrivain comme Hermann Hesse. Dans les carrés du potager ou sur la page, il est toujours question, pour lui, de faire germer puis grandir, de contribuer à l’émergence d’un monde idéal où la réalité puisse se refléter, la sève circuler. « Utiliser ce peu de liberté qui est nécessaire pour que la volonté de la nature devienne ma volonté. » Voilà la seule règle qu’il s’est donnée en tant que jardinier et sans doute en tant qu’écrivain aussi. Car c’est une poésie spontanée que, romantiquement, Hesse a recherchée depuis sa jeunesse, une poésie qui naîtrait, selon la célèbre formule de John Keats, comme les feuilles sur la branche d’un arbre.

Mais le potager de la Casa Rossa lui offre des satisfactions, des enchantements qu’il aurait cherchés en vain dans son bureau, dans les pages de ses romans ou dans ses vers. Comme si le jardinage, ce travail accompli quotidiennement et humblement avec la nature, à recommencer sans cesse, était plus fécond d’un point de vue existentiel que la poésie elle-même. Dans Heures passées au jardin, on suit le vieil écrivain dans ces moments, que chaque jardinier connaît, où le bonheur de l’enfance réapparait grâce au souvenir des premiers outils de jardinage, à la fierté pour la réussite d’une plantation ou au parfum d’une fleur que l’on croyait oublié. Il aime brûler, dit-il, des branches sèches dont les cendres serviront plus tard à enrichir le sol du potager, et c’est à chaque fois une joie : un geste ancien, à la fois acte magique, rite païen de purification, source de rêverie, plaisir innocent. Et avec la poésie de l’enfance, réapparaît l’adhésion spontanée à la vie, adhésion instinctive, presque animale et pourtant empreinte d’une spiritualité profonde, d’un sentiment religieux de la nature et de la vie. Cet assentiment au réel qu’Hesse avait longtemps espéré trouver dans son existence tourmentée de nomade ou dans les philosophies orientales, le jardin de la Casa Rossa le lui offre enfin :

Un jardin tessinois, primitif, avec de la vigne, des légumes, quelques fleurs. En été, j’y passe la moitié de la journée. J’y fais brûler un petit feu et m’agenouille dans les massifs. J’écoute les cloches du village sonner dans la vallée et, dans ce petit univers naïvement campagnard, je ressens l’éternel et l’intime à l’égal de ce que je ressens quand je lis des poètes ou des philosophes.[3]

*

Une des photos du musée Hesse le montre debout, son profil aigu contre un ciel sans nuages, en train de contempler depuis son jardin le vaste paysage qui s’ouvre à ses pieds.
Le Tessin, il avait appris à le connaître et lui avait consacré bien des pages. Ce pays suspendu entre le monde germanique qu’il avait laissé derrière lui et le sud rêvé – ni l’un ni l’autre sa véritable patrie – l’avait accueilli bien des années plus tôt. Cette pauvre terre de frontière était maintenant son lieu, puisqu’il y possédait un jardin. Il lui avait offert un centre dans une vigne que des générations d’hommes dont il poursuivait les gestes paysans, parfois maladroitement, avaient cultivée avant lui. Un balcon depuis lequel regarder le monde et que le bruit de l’Histoire atteignait à peine.
Autrefois, écrit Hesse, on tenait ce genre de vie en estime. C’était le choix de l’homme inspiré par les dieux ou de l’ermite chrétien qui se retirait dans son désert. Aujourd’hui, on appelle cela de l’introversion, on apparente le retrait à la lâcheté ou, pire, à l’égoïsme. C’est que fit, par exemple, un critique littéraire du Spiegel en 1958, dans un article où il se moquait du vieil écrivain exilé sur les montagnes suisses, « isolé du concert international de la littérature mondiale », ne s’intéressant plus qu’à ses tomates et ses capucines.
Mais dans la photo de l’écrivain debout face au paysage du Tessin, on peut lire autre chose. Le jardin d’Hermann Hesse est un ermitage, certes, mais il ne permet pas d’oublier le monde qui l’entoure, ni les gens qui le peuplent. Contrairement à la Vallée aux Loups de Chateaubriand ou à d’autres jardins d’artistes, le retrait de la Casa Rossa n’a rien de dédaigneux et lorsque l’Histoire arrive jusqu’aux portes du jardin, Hesse ne détourne pas les yeux. Dès 1933, il accueille chez lui des amis allemands, comme Thomas Mann, fuyant le pays et plus tard la guerre, qui trouvent à la Casa Rossa un lieu de sérénité inespérée.[4] Comme le dira Clemente Molo, médecin et ami d’Hesse, la maison d’Hermann et Ninon Hesse devint alors « un phare qui attirait les fugitifs, les exilés, les déshérités… »[5]

À la fin de la guerre, la paix revient mais ce n’est qu’une illusion. Depuis son jardin, Hesse continue à regarder le monde. Il s’inquiète maintenant du devenir de ce paysage suisse où les vergers et les champs ont cohabité pendant des siècles avec la forêt et les pics inaccessibles. Il sait que ce monde-là ne survivra pas longtemps à l’avancée de la modernité : « Lotissements, maisons neuves, routes, murs, bétonnières, ivresse du progrès et spéculation immobilière. Mort du bois, des champs et des vignes… »[6].  Le jardin de la Casa Rossa est déjà encerclé par des immeubles modernes, tous pareils, les maisons de villégiature apparaissant du jour au lendemain. Que vont devenir les quelques paysans qui restent, avec qui Hesse discute de temps en temps lorsqu’ils viennent l’aider pour les vendanges ? Avec la disparition de ce paysage rural, ce n’est pas une beauté pittoresque qui disparaît en quelques années seulement mais un monde tout entier, un accord ancien entre les hommes à la terre, une poésie, et c’est une perte irréparable. C’est d’une autre guerre qu’il s’agit, peut-être plus terrible que celles qu’a connues la première moitié du siècle, une œuvre de destruction opérée par le rouleau compresseur de l’Histoire contemporaine – ce progrès laissant si peu de place à la liberté, que Pier Paolo Pasolini, de l’autre côté des Alpes, qualifiera bientôt de « génocide ».
Et les livres dans tout cela ? Offrent-ils juste une consolation ? Pour Hermann Hesse, la poésie n’a pas le pouvoir de renverser le mouvement irrésistible de l’histoire et toutes ces forces, apparemment invincibles, qui pèsent sur l’individu – fascisme, communisme, idéologie capitaliste, marchandisation de la vie, déchéance de la beauté en simple ornement, en objet de consommation – mais elle protège cette marge d’humanité qui persiste en nous. De même le jardin, cet espace offert aux hommes où le dialogue avec la nature peut recommencer tous les jours et l’espoir persister :

Le monde nous concède peu de choses à présent, il semble n’être que vacarme et angoisse ; cependant, l’herbe et les arbres continuent de pousser. Et même si un jour la terre entière est recouverte de blocs de béton, le grand ballet des nuages se poursuivra dans le ciel ; ici et là des hommes continueront d’ouvrir grâce à leur art la porte d’accès au divin.[7]

Marco Martella

Marco Martella, extrait du chapitre « Un balcon sur l’Europe », dans Un petit monde, un monde parfait, Poesis, 2018.

[1] Cité dans Bernhard Zeller, Hermann Hesse, Rowohlt, Rororo, Bildmonographien,1963-1986.
[2] Stunden im Garten, publié en 1935 dans la revue Die neue Rundschau, jamais traduit en français.
[3] Hermann Hesse, lettre à Paul A. Brenner, automne 1942.  Dans Hermann Hesse, Brève nouvelles de mon jardin, Calmann-Lévy, 2005.
[4] Thomas Mann : « Je ne me suis personnellement rapproché de lui [Hermann Hesse] qu’il y a quatorze ans lorsque, subissant le premier choc de la perte de ma patrie, de ma maison et de mon foyer, j’étais chez lui dans sa belle maison du Tessin et son jardin. Comme je l’enviais à l’époque ! Pas seulement pour sa sécurité en pleine campagne, mais surtout pour l’avance qu’il avait sur moi en matière de liberté psychique, pour sa distanciation philosophique par rapport à toute politique allemande. Dans ces jours de confusion, rien ne faisait plus de bien, rien n’était plus salutaire que ces conversations. » Cité dans Bernhard Zeller, op. cit.
[5] Cité dans Carlo Zanda, Hermann Hesse e la Casa Rossa, http://www.stan-ticino.ch
[6] Hermann Hesse, Bericht an die Freunde, 1959, dans La maturità rende giovani, Guanda, 2011.
[7] Hermann Hesse, lettre à Curt Wiedwald, janvier 1940. Dans Hermann Hesse, Brève nouvelles de mon jardin, Calmann-Lévy, 2005