Poesibao publie la suite d’un entretien au long cours entre le poète Jacques Darras et Murielle Compère-Demarcy. Premier épisode ici.
Murielle Compère-Demarcy : Nous connaissons votre optimisme invétéré, mais… l’univers poétique n’est-il pas dangereusement menacé aujourd’hui par le monde que tente d’instaurer un Elon Musk ? Pensez-vous que ce qu’affirme Bernie Sanders au sujet de la menace que représentent Elon Musk et son entourage est réaliste ou alarmiste, à savoir que ce que Musk et son entourage poursuivent agressivement n’est pas quelque chose de nouveau et que c’est ce que les classes dirigeantes, au fil de l’Histoire, ont toujours voulu : asseoir leur pouvoir oligarchique absolu sans que la démocratie ne se mette au travers du chemin de l’élite de milliardaires qu’ils incarnent s’octroyant « le droit divin des rois » mais, là, en tant que maîtres de la technologie ? Mais…. Et il s’agit là sans doute de trois questions en une, la démocratie en tant que telle…. N’est-elle pas un problème ? …
Jacques Darras : Non, pour moi, la démocratie n’est pas un problème ! J’ai été formé, je vous le rappelle, par la pensée poétique de Walt Whitman, le poète de la démocratie par excellence. L’ironie étant que son modèle de démocratie était un président républicain, Abraham Lincoln. Dont on n’entend pas beaucoup l’équipe gouvernementale américaine actuelle se réclamer. Cela dit, ce qui se passe en ce moment, aux États-Unis, est tellement complexe et simplificateur tout à la fois, tellement rempli d’incertitude quant aux conséquences que je ne prétends pas être en mesure de faire des prévisions. Quelques éléments m’alertent, cependant, ou du moins m’intriguent. Par exemple, le télescopage entre les nouvelles technologies de la communication (GAFAM) et la Constitution américaine, laquelle entend préserver une liberté totale d’expression (premier amendement) n’avait, de toute évidence, pas été prévu ni pensé. Ne soyons pas naïfs ! À compter du moment où chacun peut exprimer librement ses peurs, ses craintes, ses haines, ses mensonges etc. il n’y a plus de critère de vérité qui tienne. Toutes sortes de « news », vraies ou fausses, circulent librement, dont le flux submerge l’espace médiatique jadis réservé au contrôle des journalistes et des journaux. Désormais émetteur et réémetteur, le premier individu venu est son propre journaliste. La démocratie se transforme alors en cacophonie, la voix mauvaise ayant toutes les chances de l’emporter sur la voix juste ou restreinte. Les gens pour qui importe la vérité « impartiale » sont réduits à se taire, à se retirer des circuits. Le principe de liberté d’expression sans limite, au fondement de la démocratie américaine, est devenu son propre ennemi. Cette démocratie-là est en danger. Inversement, on ne s’étonnera pas de voir les régimes politiques autoritaires, par ailleurs champions de la nouvelle fausse ou mensongère, contrôler impunément la parole publique à leur profit. Cela est aussi vieux que la révolution russe et sa mise au point du concept de « désinformation ». Le paradoxe suprême est aujourd’hui que l’excès d’information rejoigne son contraire et que l’Amérique et la Russie soient devenues l’image symétrique l’une de l’autre. On serait tenté de dire, à ce stade, que sans remettre en question la liberté d’opinion, protégée par la Déclaration des Droits de l’Homme (exception faite pour le gouvernement hongrois), l’Europe semble produire des critères juridiques de vérifiabilité lui permettant de préserver son modèle de démocratie. La plus ou moins large « contagion » des propagandes extrémistes populaires européennes sera d’ailleurs, dans un futur proche, un test de solidité démocratique. À défaut de posséder ses propres grands réseaux de communication, comme on lui en fait souvent grief, la « vieille » Europe garde en effet la notion « Ésopienne » de la langue comme étant le pire et le meilleur des outils. C’est aussi pourquoi, on le sait depuis toujours, la parole du poète ne porte jamais que dans un rayon limité, parce que ne répondant pas aux critères de « désinformation » collective mais d’authenticité individuelle. C’est pourquoi je crois plutôt aux vertus de la démocratie européenne. Quant à Elon Musk, son brusque accès à la notoriété politique par son soutien « surjoué » à Donald Trump ne semble pas lui porter chance. Idéologue d’occasion (en comparaison de Vance), donc mauvais idéologue, il semble devoir se reconcentrer à court terme sur ses activités propres. Là aussi, toutefois, la prudence est de rigueur. Le chaos inspiré par Trump n’a pas fini de produire des effets potentiellement dangereux. Je ne m’occuperai donc que de ses projets visionnaires, dont le moins chimérique, pour moi est son projet de vol habité vers Mars, la planète Mars. L’exploit, dans ce domaine, ne lui fait pas peur et sa récupération suivie d’une réutilisation des fusées, après lancement, est un pas gigantesque dans l’exploration du cosmos. Je garde bien évidemment le souci de la Terre mais n’ai pas moins la passion des développements en astrophysique. Dans ce domaine l’imagination poétique rejoint la Science en ses confins, tant dans la dimension du passé (le voyage de la lumière) que dans celle du futur (les exoplanètes). Le contraste avec la médiocrité des conflits géopolitiques qui nous occupent sur la Terre est d’autant plus saisissant. La Création de l’Univers aussi bien que le concept de Création lui-même sont bien faits pour allumer notre curiosité.
MCD : Imaginons une rencontre entre le démocrate Abraham Lincoln, le progressiste Franklin Roosevelt et le capitaliste Donald Trump : quelle vision du monde pourraient-ils à eux trois dégager ? … Dans tous les cas, je retiens cette assertion qui me paraît d’une lucidité impartiale et dont on peut espérer l’exercice par tout citoyen, dont le poète : « la parole du poète ne porte jamais que dans un rayon limité, parce que ne répondant pas aux critères de « désinformation » collective mais d’authenticité individuelle ». Que répondriez-vous ou quel(s) conseil(s) prodigueriez-vous à un(e) poète qui serait découragé(e), voire désespéré(e), par cette impuissance du poète face au cours chaotique du monde actuel ? Les conseils de Rainer-Maria Rilke au jeune poète vous semblent-ils toujours d’actualité, ou désuets, voire périmés ?
JD : Rilke, je me souviens avoir intensément lu les Élégies de Duino dans la double traduction d’Armel Guerne et de Lorand Gaspar, publiées conjointement dans l’édition du Seuil sous la direction de Philippe Jaccottet. Je ne sais pas assez l’allemand (je ne sais pas du tout l’allemand !) pour suivre le texte de près. J’ai beaucoup aimé la mystérieuse huitième Élégie, « De tous ses regards le vivant perçoit l’ouvert/Seuls nos yeux à nous sont à l’envers » (Lorand Gaspar) « À pleins regards, la créature/voit dans l’Ouvert. Nos yeux à nous sont seuls/comme inversés » (Armel Guerne) Passionnante est cette double lecture pour le poète traducteur que je suis, Gaspard ayant à mes oreilles l’avantage, dans ces vers-là, de la fluidité sur le rythme brisé et haletant de Guerne, trop fréquemment rencontré dans les traductions françaises de l’allemand (cf. la traduction Vézin de Heidegger). On dirait que la langue française fait depuis toujours un complexe philosophique accentué devant la syntaxe inversée de la langue allemande. Les Lettres à un jeune poète, j’ai dû les lire, mais sans plus d’attention. On n’écrit pas de lettre à un poète, jeune ou pas, il doit apprendre seul à faire ce qu’il est fait pour faire. C’est l’avis péremptoire auquel j’aurai moi-même obéi et que l’expression banale de « trouver sa voix » (mais aussi sa voie) résume.
D’ailleurs, pour revenir à la notion de « rayon limité » de la parole du poète à laquelle je me référais et faire le lien avec les traductions de Rilke, la poésie a par définition le sens de la butée linguistique. Non seulement la forme versifiée ne touche-t-elle que quelques lecteurs dans sa propre langue mais plus obstinément encore elle bute sur la barrière des autres langues. À la différence de la musique, de la peinture, de la sculpture ou de la danse, autrement dit, l’universalité de la poésie doit surmonter tous les handicaps pour être perçue, tant les obstacles s’accumulent devant elle. On comprend ainsi que le poème appelle immédiatement sa traduction vers l’autre (les autres) langues. Or dans ce domaine, obstacle supplémentaire, très peu de poèmes se voient traduits. Il faut déjà avoir atteint un petit degré de notoriété dans son propre pays pour inciter les autres à vous faire passer (clandestinement ?) la frontière entre eux et vous. Avoir noué, au cours de voyages ou de colloques, amitié ou complicité avec un « double », par exemple. C’est d’ailleurs pourquoi les poètes gagnent à être traduits par d’autres poètes. Il n’en va pas de même pour les romanciers dont la traduction se jauge selon le critère de l’argent potentiellement promis à l’éditeur. Rien de tel pour le poème. Pas de sommes, d’à-valoir en jeu. Soyez déjà bienheureux d’être publié ! Ainsi le poème est-il contradictoirement contraint de se replier sur l’intimité de sa propre langue tout en visant une forme d’expansion ou d’approfondissement du sens. Redoutable défi, non ? À cet égard, Rilke semble avoir atteint des sommets d’ambiguïté créatrice avec ses Élégies, sur les traces de son non moins mystérieux compatriote Hölderlin. Il est manifeste qu’à leur côté, Apollinaire ni Aragon ne semblent « penser » mais faire preuve d’émotion lyrique pure. Seul, me semble-t-il, Yves Bonnefoy, instruit de l’un et l’autre, semble s’être aventuré dans son propre discours vers « l’Ouvert ». Quant à moi, je ne me suis risqué dans aucune de ces directions, concevant un vers « clair », parfois « clair-obscur », toujours en recherche d’une simplicité totale, quelquefois brouillée, certes, par les assauts du rythme ou l’entrecroisement de la polyphonie. Mon modèle est en effet depuis toujours Jean-Sébastien Bach, autre version de l’Allemagne manifestement plus chère et plus claire à mes oreilles et à mes yeux, tout en étant le compositeur qui jamais n’aura proscrit l’abondance d’écriture. Sans oublier sa maîtrise absolue du contrepoint. À ce stade de ma réponse je conclus donc avoir été redevable à Walt Whitman pour l’élan et à Jean-Sébastien Bach pour la polyphonie, chant et répons.
MCD : Vous reprenez et appréciez l’image de la fonte du bloc de cire en miel liquide pour signifier la fluidité de la matière et l’instabilité du monde au sein de la continuité conjointe de la pensée et des choses : l’apiculteur récolte et fabrique ce qu’a fabriqué naturellement l’abeille polinisatrice et symbolique de l’état de santé de notre écosystème. Cette image métaphorique de la réalité autour de nous, métamorphique, prend corps et sens dans une pensée, donc un idéalisme. Descartes, Kant, Hegel… Mais Nietzsche ? Vous parlez de lui comme « le philologue déconstructeur dans son effort surhumain pour revenir à la tragédie du mythe ». La tragédie antique, ne pensez-vous pas qu’elle touche au plus près une vision du monde et notre rapport au monde à la pointe de la pensée ?
JD : Je suis un incurable optimiste. Telle est, j’en suis bien conscient, ma limite. La limite de ma crédibilité et peut-être même de ma crédulité. J’ai lu avidement Nietzsche, à l’adolescence. J’ai essayé de comprendre sa « religion » esthétique -au sens de sentiments et sensations- du retour du même. Je ne sais si j’y suis parvenu. J’ai cependant aimé son amour de la danse dionysienne sans éprouver moi-même besoin de la théoriser. La poésie avec le rythme me suffisait. Me suffit. J’ai méfiance générale des dogmatismes. Comme l’Univers entier, je nous sens en suspension, en suspens, donc en instance d’une épiphanie qui serait absolue, mais qui, pour quelque raison insondable nous échappe. Cela ne suffit pas à me décourager. J’ai vécu, je vis encore des tragédies individuelles autour de moi. Je ne sais d’ailleurs pas jusqu’à quel degré je n’en serais pas coupable. Des êtres chers m’ont approché et se sont brisés. Suis-je en rien responsable de leur déchéance, de leur brisure ? Je ne suis pas loin de le croire, quelquefois. Je ne suis pas loin de trouver mon affirmation de vie trop brutale, trop totalitaire, trop absolue. Problèmes cardiaques ou pas, j’affirme toujours ma bonne santé ou plutôt mon désir de survie. Est-ce bien raisonnable ? Je n’en suis pas convaincu. Cependant, dans un monde qui semble se complaire aussi sordidement dans les tragédies, généralement générées par les égoïsmes politiques de quelques individus, pays ou religions, je maintiens une attitude délibérée de non complaisance, voire d’incompréhension. Qu’est-ce qui oblige la Russie, par exemple, à se montrer aussi obstinément cruelle sinon une volonté de puissance, partant une assomption de tragédie ? Qu’est-ce que cette vieille vision hégélienne de l’accomplissement des sujets dans et par l’Histoire a encore affaire avec nous aujourd’hui ? Les dogmatiques sont toujours en retard d’un dogme, d’une religion, d’une idéologie. Ils tuent pour avoir raison à leurs propres yeux. Ils mettent leur lucidité au service de leur aveuglement. Des monstres, finalement. Donc, pas d’optimisme béat, de ma part, quant à l’état général du monde. Je crois même que la tragédie a toujours été vécue, chez les peuples antiques comme chez les barbares de tous les temps comme preuve unique de vérité. Tuer c’est vérifier la vérité de ce à quoi l’on croit. Jésus n’a pas été tué par hasard. Que son sacrifice se soit transmis, de siècle en siècle, jusqu’à nous est la preuve de son ambiguïté -Dieu tout à la fois de l’amour et de la mort. J’ai toutefois conscience, au moment même où je vous réponds, que nous sommes à Pâques, à peine trois jours avant le Vendredi saint. Est-ce bien le moment de l’audace dans la réflexion ? Je me tairai. Par prudence ? Par sentiment que tous nous dépasse le mystère. Par sentiment qu’aucune explication jamais ne nous est donnée. Par croyance têtue que je n’ai que mon propre optimisme en lequel avoir foi, jusqu’au cœur le plus sombre de la tragédie.