Poesibao s’ouvre aujourd’hui sur d’autres horizons, ainsi celui du cinéma avec cette note de Jacques Sicard sur le documentaire Scénario.

Existence collective et vie individuelle. La collectivité pour survivre, l’individualité pour penser. Survie qui est l’objet de l’Histoire, pensée qui est le sujet de l’art. L’histoire sociale, l’art pour l’art. La société qui n’est pas une sinécure, l’esthétique qui est une coquetterie. Par quel moyen concilier cet attelage toujours à tirer à hue et à dia – et l’on se demande si ça vaut le coup ? Question godardienne. L’ambition révolutionnaire n’a jamais été qu’un prétexte : la guerre est soit interminable, soit finie, et on l’a perdue. En outre, tant qu’il y aura du sexe, il n’y aura pas de révolution. Les armes ne sont pas une extension du corps de Godard. Il s’agit d’autre chose. Scénario est son dernier projet inachevé. Attelage, disais-je, celui de l’existence et de la vie : deux chevaux fantômes couplées par deux vieilles mains. Couplés puis découplés, ainsi de suite. L’abolition de la monnaie, de la famille, de la religion, de la propriété à quoi il s’est employé durant sa période maoïste, se réalise dans ce dernier jeu de montage. – La langue, séparée de la réalité depuis son origine, ne peut pas dépérir. Elle ne dépend pas de ce qui vit et meurt. D’accord ? – D’accord.
Été 2018, Godard projette un nouveau travail intitulé Scénario. Arte accepte de le coproduire. Constitué d’une série de cartons illustrés et légendés, le montage, appelé : brochures, est terminé en octobre 2021 sous le titre de Film annonce du film « Scénario ». En septembre 2022, Godard décide de s’en aller. La date est fixée le 13 septembre à 10h00. Soucieux d’honorer son engagement auprès d’Arte, il filme la veille le dernier des 26 plans qui constitueront Scénarios, dernière mouture du projet initial. Agencé en deux parties, titrées ADN et IRM, selon le principe du collage d’images et de mots. Le plan terminal filmé ce jour-là représente Godard, assis sur son lit, moins affaibli qu’on ne l’imaginait, lisant-écrivant la phrase suivante : Prendre les doigts pour illustrer que les doigts ne sont pas des doigts est moins efficace que de prendre des non-doigts pour illustrer que les doigts ne sont pas des doigts. Le film-annonce en 6 parties agence une ouverture, quatre développements, une conclusion, sous les auspices du poème De Natura Rerum de Lucrèce. Godard insiste sur ce que l’ouverture est de son point de vue comme les cinq doigts de la main, il le souligne en bougeant les cinq de la sienne cadrée en gros plan. D’ailleurs, tout au long de la présentation, seules ses mains et leur doigté sont à l’image, qui expliquent, miment, tournent les cartons. En rapprochant la présentation du montage de 2021 du film inachevé de 2022, j’obtiens pour moi-même cette interprétation : Sur la paroi, l’empreinte d’une main. Ceci n’est pas une main, mais l’image d’une main. Pourtant rien ne pourra empêcher qu’elle soit une main. La main d’un humain. Qui est passé, qui a disparu, qui est mort. Dont ne demeure qu’une main négative. Et ce n’est pas que cette image le rend éternel. Ou que cette image est la preuve de son existence. Car cette image est son existence même. Pour qu’une main ne soit pas une main, il suffit d’une fausse main, c’est-à-dire : rien. Ma main, les cinq doigts de ma main, comment puis-je savoir qu’existe ce que je vois et que je sens et que je touche et que je hume et que je pense ? Il me suffit de la décalquer sur la pierre : voici que je suis, j’ai fait une image. Mais je crois que si je la pense, ma main, que je l’articule dans le silence de la pensée, je crois, d’une croyance sans foi, qu’elle existe aussi, au moins autant.
L’ouverture à la main de Scénario est un quintil, un groupe de cinq vers, que Godard énonce ainsi : « 1/ Les socialistes contre les capitalistes. 2/ Les femmes contre les socialistes. 3/ Les enfants contre les femmes. 4/ Les animaux contre les enfants. 5/ La nature contre les animaux. Sous le titre La Nature des choses inspiré de Lucrèce. Nature éminemment agonistique. Il n’est même pas question à ce niveau de dialectique. L’affrontement est originel jusque dans ses prolongements sociétaux. C’est ce que raconte l’ouverture. « Nous ne sommes jamais assez triste pour que le monde soit meilleur. » phrase qui légende en les traversant une suite d’images associées à des citations. Godard serait-il un homme du passé comme Pasolini confiait l’être, suggère-t-il par là qu’en dépit des professions de foi et des expérimentations avant-gardistes, le mieux est de ne pas bouger, et plus encore : de stagner. L’exemple type de la stagnation dans l’esprit de cet homme serait le communisme d’Eurasie entre 1970 et 1980 – je dis cela le plus sérieusement du monde. Indépendamment de la brutalité de cette police, a-t-il noté l’homophonie entre Stasi et stase ? Être communiste pour n’avoir plus à ramer ? Cela en tête et regardant l’ultime juxtaposition qui a toujours été le propre de son travail, l’énigmatique juxtaposition, je me demande s’il n’a pas recherché une certaine forme de pénurie. Non pas la pauvreté recluse, mais l’accablement de la famine.
Deux parties qui une fois montées constitueront Scénarios. Chaque partie composée de 13 plans : photographies, extraits de films, dessins. Elles ont pour titres : ADN et IRM. Quel sens leur donner, puisque mon intention n’est pas d’abandonner le sens ? Au plus noir du romantisme de son contenu, je dirais : Génétique et Organicisme, mâchoires de notre temps. Sciences soutenues par la langue des signes, mais dépourvues de chant. Si le monde s’effondrait et s’il devait recommencer, son recommencement s’appuierait encore sur le sentiment religieux. Les traces déposées par Godard, son chant, seraient-ils une alternative ? Peu probable. Les éléments de ses montages s’éloignent de plus en plus les uns des autres, l’espace intermédiaire s’agrandit, se refroidit, il tend vers une sorte de disette. Mais encore, ADN et IRM ? Peut-être le fruit et la coquille, et la poche d’air entre les deux. Vie et maladie s’imposent trop facilement à l’esprit pour que ce soit la bonne correspondance. Dans la technicité de ces deux acronymes la nature est absente, c’est ça qui à la fin me retient.
Je pense différemment à Godard depuis qu’il s’est donné la mort après avoir engagé une procédure d’assistance au suicide. J’interprète sa démarche comme le geste de détacher le dernier wagon du train de ses films. Pas de continuité. De mon côté, j’abandonne mon ancien suivisme pour une profonde sympathie. Ce geste ne me le rend pas plus intelligible. Il me le rend plus cher. Comme s’il me chuchotait à l’oreille, le conditionnel d’un murmure : Je vivrais sans travailler. Ne connaîtrais pas le souci matériel. Personne ne travaillerait à ma place. Je sais : c’est un mode paradisiaque – à ceci près qu’il m’importe peu de mourir et qu’aimer n’est pas une condition sine qua non. J’aurais éprouvé « l’amour fou » dans un livre, sous un visage manouche. Je serais sans foi, libre d’intérêts ou de passion, ne cherchant qu’à passer le temps. Les rapports sociaux réduits à l’alimentaire me conviendraient. Je comblerais ma faim, je dormirais mon saoul, insatiablement. Mon sexe me servirait uniquement à pisser. J’ai aimé et j’aime, mais plus distraitement, Godard parce que j’ai cru parfois le comprendre, tentant de me l’expliquer vaille que vaille, non en dépit de l’incompréhension où ses films me laissaient. Je suis plus que tout attaché à une signification possible, je n’ai aucune fascination pour l’irrationnel.
Jacques Sicard
« Scénario » (2024) documentaire de Jean-Luc Godard, Jean-Paul Battaglia, Fabrice Aragno et Nicole Brenez.