Marc Wetzel nous montre comment Cécile A. Holdban s’autorise de prodigieux acolytes, eux-mêmes derniers, sans doute, à nuancer le jour.
« Qu’évoque le rêve de Dostoïevski ? Le désir insensé d’approcher la singularité de l’expérience humaine dans un monde disloqué. De faire alliance avec la vie, envers et contre tout ». Ce sont les premières lignes du très bref avant-propos de notre poète. Elle y indique que l’homme est le seul animal vivant dans un monde (une totalité commune de sens qu’à la fois il intègre et aménage), qu’il arrive que ce monde se désintègre (le sol de coutumes et de principes sur lequel il repose peut se fendiller ou dérober sous lui, la communauté d’appartenance qui fait vivre les êtres les uns par les autres exploser, l’horizon des projets s’obscurcir ou s’effacer devant lui), et qu’enfin et surtout, la dislocation du monde (toutes convictions fondamentales rendues intenables par la science, la coexistence entre chairs et machines humaines devenant ingérable ou suicidaire, le dérèglement de l’état du monde par l’usage moderne des libertés de produire et de tirer profit paralysant tout futur projet sensé d’elles) n’empêche pour autant pas de trouver à faire alliance avec la « vie ». La vie, qui est bien sûr d’abord celle des êtres naturels (eux qui ont en eux le socle de leur présence, puisqu’ils portent toujours sur eux ce qui les a produits ; qui sont tous les uns pour les autres ressources constitutives et obstacles régulateurs ; et tels que l’évolution organique les fait rejaillir de ce qu’ils y sont devenus), mais toujours encore celle des êtres psycho-historiques formant l’espèce humaine.
La « singularité de l’expérience humaine » est en effet que l’homme est l’être vivant qui pense son propre cours (même un rêveur profond se représente ce qu’il vit) et se guide sur le cours passé de ses pensées (même Narcisse doit faire avec la nostalgie et l’amertume !). « Singularité » n’est en effet pas exceptionnalité ou bizarrerie, mais d’abord unicité (même le vrai jumeau, le clone vit à son seul et propre exemplaire), et continuité exemplaire de reprise, destin de ressaisie de soi par soi : un homme, être historique, doit d’abord refaire histoire, à tout moment, avec ce qui lui est arrivé en propre. Il donne suite, sans cesse, à ce qu’il est devenu : son passé conscient s’enrichit, mais demeure à un seul exemplaire, échantillon à jamais sans modèle. « Chant (humain) éclaté entre quête et bannissement » dit la poète. L’être humain est ainsi, à la fois, comme « banni » de l’impersonnelle universalité de l’animal (sans parole, œuvre ni règles), et en « quête » de sa propre insubstituabilité (l’homme compare sans cesse les possibilités qui lui restent à celles que ses anciens projets sont parvenus ou non à actualiser). L’homme, parce qu’il sait qu’il ne s’est pas encore compris lui-même, est aussi seul à comprendre (disait Gadamer) qu’il ne peut jamais se résoudre en un savoir de soi-même. Sa relance de lui-même est donc singulière, et c’est sa « singularité » même qui le relance. Comme la « singularité » du Big Bang, la conscience de l’homme n’a pas plus connaissance de sa propre naissance que sa raison n’a connaissance de celle de l’univers ; et comme en une singularité matérielle les lois de la physique ne sont plus valides (parce que l’infinitisation de certaines grandeurs n’y permet plus d’états définis), la singulière liberté des hommes (leur imprévisible initiative, leur intervention à rebrousse-destin) signifie que la courbe d’une vie pensante n’est plus définie en ces points de son parcours. Même si, bien sûr, la liberté confirme le destin, puisqu’elle n’est jamais que le pouvoir de rajouter à l’indivisibilité de sa propre vie.
Ainsi, même le génie doit faire avec son aventure typique, sa concrétion bien à lui d’un universel qu’il renouvelle par ailleurs. Comme disait Sartre, la liberté peut tout choisir, sauf son propre style : Robert Walser connaissait le tarif de son humble et délirante sérénité, puisque (comme disait Canetti) son unique moyen de faire taire l’angoisse était de fuir toute élévation ou prétention. Kafka, dans son baroque métier d’assureur, compense, – en triant dans les responsabilités et torts de vies qu’il n’a pas à comprendre -, l’activité d’écrivain comprenant pour nous des vies dont il n’a pas la responsabilité. Boulgakov n’est libre qu’en devant inlassablement produire un monde que même Staline ne peut juger ni diriger. Pessoa l’est en nommant et classant ses voix hétéronymes pour réussir à n’être personne tout en n’en faisant qu’à sa tête. Beckett a une liberté qu’il espère atteindre, et dont il cherche à ne mieux rien faire. Et la liberté de Borges (celle, dit Cécile Holdban, d’un « aveugle dans une bibliothèque ») sera, non celle d’un rat de la section Braille, mais bien plutôt « celle d’un tigre dans un labyrinthe qui respire des roses » …
Ces six figures, sous l’égide successive desquelles sont proposés ici les poèmes de l’auteure, ont en commun, suggère-t-elle, que si d’abord en eux comme en tous les hommes, l’expérience se parle à elle-même constamment, et imparfaitement – eux, les inspirés, devinent d’un seul coup ce qu’ils avaient à se dire ! Et ils l’entendent souvent depuis la vie de la nature (qui garde en elle des rythmes qu’elle n’a pas besoin de se représenter, donc n’a pas, elle, occasion de trahir !), et en poètes (que leur fuite même du monde sait, donc, ramener vers la vie) : « Dans cet ensemble, chaque poème », écrit Cécile Holdban, « est une trace dans la neige qui fait d’un chemin de l’éloignement du monde une métamorphose le rapprochant paradoxalement de son centre vital » (p.9). Ses propres pas, comme on vient de les suivre, admirablement nous y conduisent. L’auteure des (quinze) « Premières à éclairer la nuit » s’autorise ici de six prodigieux acolytes, eux-mêmes derniers, sans doute, à nuancer le jour.
Marc Wetzel
Cécile A. Holdban, Le rêve de Dostoïevski, Arfuyen, 176 pages, Juin 2025, 16€
Le crépuscule croque l’épervier
qui le jour durant
a supporté le ciel
à cheval sur ses ailes
Parfois on se dit
qu’il y a derrière tout cela
l’énorme rire d’une nuit
surprise de sa béance
(p.40, dans la section Robert W., Herisau, 1956)
Il y a ce monde, et un autre tout proche
dans le bois de coudrier qui frémit, (…)
Un oisillon tombé dans le cerfeuil sauvage
tend le cou à sa mort (et lui se tait, il sait :
le sentier de l’entre-deux est étroit
trop étroit pour qu’on y dessine autre chose
que le doigt du noisetier et l’aile atrophiée)
la baguette n’est qu’un leurre,
un appeau tressé de légendes inquiètes,
les mondes sont clos et dorment
on rebrousse chemin
on attend que l’heure passe
que le fleuve déborde, l’emporte,
que le corps de l’oiseau à peine né
retourne par miracle à la terre
ou au nid.
(p.49, dans la section Franz K., Prague, 1921)
Le silence existe
même les fourmis crient dans leurs galeries de tourbe,
même les fougères,
même les océans entrechoqués dans leur masse de sel,
même la poussière dans ses halos,
mais le silence existe,
même la nuit dans le son anxieux de nos rêves,
même dans la peur des embryons, leur croissance lunaire,
même dans l’incendie des étoiles,
même dans le vol de l’être ailé le plus éloigné de cette terre, il existe,
même dans le chien qui expire dans mes bras, le vacarme de sa lente agonie,
le silence existe, sa pellicule de lait s’étend, rayonne dans la pupille
(Le silence, p.65, dans la section Mikhaïl B., Moscou 1938)
« Notre monde qui est tout bas,
que tes chemins se perdent
que ta lenteur soit fête
que tes habitants bruissent et vivent
parmi les herbes
et dans le silence des racines.
(p.140, dans la section Samuel B., Paris 1974)
Tu n’as pas arraché ton origine hors de son socle
Tu n’as pas dérouté la matière dont la parole se fortifie
Tu n’as pas déraciné l’ombre de tes ancêtres
Tu n’as pas changé de visage ni par peur ni par caprice
Tu n’as pas souhaité la mort de la mort ni celle des vivants
Tu n’as cherché ni craint ce qui est advenu
Tu n’as pas violenté le temps
Tu n’as pas tenté d’absoudre ce qui ne pouvait l’être
Tu n’as nourri le vide de personne
Tu n’as vécu que pour vivre.
(p.23)