Hannah Arendt, 4 poèmes, un dossier de Jean-René Lassalle


Jean-René Lassalle nous apprend, ce qui est peu su, qu’Hannah Arendt a écrit des poèmes. Il propose quelques traductions nouvelles.



La politologue et philosophe progressiste juive-allemande Hannah Arendt (1906-1975) naturalisée états-unienne, grande théoricienne des systèmes totalitaires et de la conscience politique, a écrit dans sa vie environ 70 poèmes, peu diffusés, qu’elle n’a pas d’ailleurs vraiment cherché à publier, mais qu’elle n’a pas non plus détruits. Une première vingtaine, plus lyrique, date de ses années d’étudiante entre Fribourg et Heidelberg pendant sa relation avec son professeur controversé Martin Heidegger. Les autres poèmes sont écrits au long de ses analyses universitaires et travaux essayistiques entre 1940 et 1960, au travers de la guerre et de la Shoah, dans sa langue maternelle allemande, et non dans l’anglais de son exil (puisqu’elle enseignait à New York). Ces poèmes ne sont pas énigmatiques comme les sonnets de son ami le philosophe Walter Benjamin (à qui elle dédie en 1942 son « W.B. » 2 ans après le suicide de ce dernier qui fuyait les nazis), dont l’écriture en prose a déjà une qualité poétique d’étrangeté. Hannah Arendt se voyait comme une scientifique aspirant à penser et comprendre, elle ne cherchait pas un complexe art du langage. Cependant « la poésie a joué un grand rôle dans ma vie » dit-elle dans un entretien télévisé en 1964. D’après une des éditrices allemandes de ses poèmes en livre (paru en 2015 bien après sa mort), Hannah Arendt était fascinée par la capacité d’objectivation des métaphores et par la pérennité des œuvres d’art. Dans un essai sur Brecht, elle se souvient qu’une des choses les plus consolatrices durant son internement au camp de Gurs en France en 1940 était un poème de cet auteur (La Légende de la création du Tao Te King). Le ton de ses poèmes à elle est souvent élégiaque, la forme modeste, mais toujours la réflexion veille à condenser, structurer et distancer, dans des objets de pensée émouvants à la langue musicale.
Désirant présenter cette facette de Hannah Arendt à Poesibao, j’ai réalisé moi-même les traductions présentées ici. Mais évidemment on pourra lire les poèmes complets de Hannah Arendt, dans l’original allemand et en traduction française en regard, dans le livre suivant impulsé par la chercheuse Karin Biro, qui a permis que ces poèmes de Hannah Arendt soient publiés la même année en France et en Allemagne (mais d’abord en France, semble-t-il) :
Hannah Arendt, Heureux celui qui n’a pas de patrie, Poèmes de pensée, traduit de l’allemand par François Mathieu, édition établie, annotée et présentée par Karin Biro, Payot, 2015, 238p.


W.B.

Voici qu’à nouveau le jour baisse,
La nuit retombe des étoiles,
Nous gisons les membres étirés
Dans les lointains, les proximités.

Depuis ces obscurités résonnent
De douces et minces mélodies.
Écoutons-les pour nous déshabituer,
Relâchons enfin les rangs.

Voix lointaines, peine proche – :
Ces voix de ces morts
Que nous envoyons en éclaireurs
Pour nous guider vers le sommeil.


W. B.

Einmal dämmert Abend wieder,
Nacht fällt nieder von den Sternen,
Liegen wir gestreckte Glieder
In den Nähen, in den Fernen.

Aus den Dunkelheiten tönen
Sanfte kleine Melodeien.
Lauschen wir uns zu entwöhnen,
Lockern endlich wir die Reihen.

Ferne Stimmen, naher Kummer -:
Jene Stimmen jener Toten,
Die wir vorgeschickt als Boten
Uns zu leiten in den Schlummer.

⦋1942⦌

———————

Ainsi est mon cœur :
de même que ce disque rouge
de la lune, tout strié de nuages de larmes,
nécessite la nuit pour incandescent
se consumer ardent dans la paisible flamme,
comme aussi la braise cuisante du bois
dans le noir d’une cheminée qui s’éteint –
ainsi brûle mon cœur en lui-même, rougeoie sans éclairer.

Quand ensuite du jour
la clarté plus douce apparaît,
que toutes les choses se montrent dans leurs formes
et que la flamme étouffée de la nuit n’en dévora aucune,
– elles viennent saines et belles pour se joindre
au jeu d’air et lumière, de résonnance et rosée –
alors flotte mon cœur tel la blême faucille lunaire,
insignifiant, inaperçu, intouché,
au firmament céleste beaucoup trop lumineux.


So ist mein Herz :
Wie diese rote Scheibe
des Mondes, ganz verhängt von Tränenwolken,
der Nacht bedarf, um glühend
am stillen Brand heiss sich zu verzehren,
auch wie des Holzes heisser Schimmer
im Schwarzen eines nicht mehr leuchtenden Kamins –
So brennt mein Herz in sich und glüht, und leuchtet nicht.

Wenn dann des Tages
mild’res Licht erscheint,
und alle Dinge zeigen sich gestaltet,
und keines hat der Nacht verglühter Brand verzehrt,
– sie kommen heil und schön sich zu gesellen
dem Spiel von Licht und Luft, von Ton und Tau –
so hängt mein Herz dem blassen Sichelmonde gleich
Unscheinbar, unbemerkt und unberührt
am viel zu hellen Himmelsfirmament.

⦋1956⦌

————————–

Le traité des couleurs de Goethe

            Jaune est le jour.
            Bleue est la nuit.
            Vert s’étend le monde.
Lumière et ténèbre s’épousent
dans l’obscur comme dans la clarté.
La couleur révèle le cosmos,
les couleurs distinguent chose après chose.

Quand la pluie et le soleil
lassés des querelles des nuages
unissent encore le sec et l’humide
dans la noce des couleurs alors
brille le sombre autant que le clair –
et depuis le ciel rayonne en arc
            notre œil, notre monde.


Goethes Farbenlehre

            Gelb ist der Tag.
            Blau ist die Nacht.
Grün liegt die Welt.
Licht und Finsternis vermählen
sich im Dunklen wie im Hellen.
Farbe lässt das All erscheinen,
Farben scheiden Ding von Ding.

Wenn der Regen und die Sonne
ihrer Wolkenzwiste müde
noch das Trockne und das Nasse
in die Farbenhochzeit einen,
glänzet Dunkles so wie Helles –
Bogenförmig strahlt vom Himmel
            Unser Auge, unsere Welt.

⦋1954⦌

———————-

Centaure
(À propos de la doctrine de l’âme chez Platon)

Chevauche dessus la terre
vers les marges de l’horizon
afin que ton dos humain
s’accorde aux cuisses animales.

Voltige maîtrisé en toi-même
par la terre des chevaux et des hommes,
à qui tout se corrompt avec la tyrannie.

Galopant mais comme en les airs,
tendu du visage jusqu’aux membres,
sois-leur la plus ancienne union
de l’humain et de l’animal.


Kentaur
(A propos Plato’s Seelenlehre)

Reite über die Erde
Hin zu den Rändern der Weite,
Bis Dein menschlicher Rücken
Sich fügt in die tierischen Schenkel.

Umflügle gebändigt in Dir
Die Erde der Menschen und Rosse,
denen alles die Herrschaft verdirbt.

Trabend, doch wie im Fluge,
Gestreckt von Gesicht zu den Schenkeln,
Sei ihnen die ältere Einheit
Von Mensch und Tier.

⦋1953⦌



Traduction et réalisation du dossier : Jean-René Lassalle.
Ma source pour les textes originaux allemands provient de : Hannah Arendt : Ich selbst, auch ich tanze, Piper 2015.