Antoine Bertot explore ici pour Poesibao ce livre d’Alexis Pelletier et la tension de la confrontation entre destruction et poème
Alexis Pelletier, d’où ça vient, Éditions Tarabuste, collection Doute B.A.T, 202 p., 16
La lecture d’un recueil d’Alexis Pelletier laisse le lecteur en proie à l’incertitude : dans ses poèmes, « quelque chose chancelle toujours ». Le titre, d’où ça vient, « sans majuscule ni ponctuation », nous laisse déjà hésiter : est-ce là un morceau de phrase tronquée ? est-ce là une interrogation, une assertion ? que désigne « ça » ? une émotion à l’origine du poème, la part inconsciente de son écriture ? le verbe insiste-t-il sur le retour à l’origine de « ça » ou sur son imminence ? Tout à la fois, bien sûr, et bien plus encore. On peut s’en étonner car l’écriture d’Alexis Pelletier est tout en « rumination » de quelques mots et de quelques perceptions essentielles, comme les premiers cris annuels des martinets ou l’écoute de la musique (Couperin, Schubert, Rameau, entre autres) : « impression qui revient encore / d’un monde limité à quelques mots / et cette fois / corps espace temps regard / voix mouvement lumière oiseaux / silence ». Le sol paraît sûr, on le retrouve de recueil en recueil. Cependant reste cette impression que quelque chose échappe :
« il y a grand vent dans les mots que j’emploie
il emporte tout à la fois
le souffle de la mer
et la limpidité de l’amour
il y a un grand vide aussi
comment se fait-il dis-moi
que je sache depuis la première fois
que nous avons parlé ensemble
que c’est un grand vent un grand
vide exactement l’amour comme
la musique une somme de non chaque
fois repris pour la certitude de la fragilité
et la durée de l’être ensemble quelle
joie dans les mots pourquoi
de la retenue où es-
tu
cela dit quoi exactement »
La « ritournelle » est en place : répétition des mots, répétition des tournures de phrases. Mais rien n’est dit « exactement », sans doute parce que le « vent » est celui de la « mer » comme le « souffle » du poème ; parce que le « vide » créé tient à l’absence de ce qui est désigné et à l’émotion submersive de l’amour (faisant résonner ainsi encore amour, mer et mot) ; parce que la seule « certitude » est celle du désir heureux de l’autre, malgré l’impossibilité que ce « tu » réponde effectivement (« est-ce à toi que je m’adresse / quand je t’appelle et partant / qui es-tu et qu’est-ce qui est tu »). Un mot mène toujours à autre chose que ce qu’il semble dire, un mot en entraîne toujours un autre par glissements du son, associations d’idées, comparaisons. Ailleurs, l’ouverture du sens viendra, comme souvent dans l’écriture d’Alexis Pelletier, des « références », citations, échos, saluts amicaux du poète à ses camarades écrivains. Le poème est en cela « traversier » : il relie les mêmes points, et, variant le trajet, en découvre de nouveaux selon la logique très musicale de « l’improvisation » et de « l’imprévu ».
Mais il s’agit là du versant heureux de cette ouverture, capable de faire entendre ce qu’Alexis Pelletier nomme « l’incondition humaine ». A l’inverse, les « assauts de vacuité » pèsent sur le poème car ce dernier affronte le « bruit » de l’époque, le « mal qui vient », qui « confisque » le sens :
« en suspens
le tragique de l’époque et tout ce qui court à la catastrophe
et comment la violence va grandir
et comment nous sommes à deux doigts du pire encore
et comment celles et ceux qui gouvernent
sont responsables de l’accélération du délitement
et combien de feux de forêts brûlent cette année
l’année prochaine avec
des margoulins bling-blings et des hommes liges
du capital qui détruisent en conscience le
commun et se croient à la fois
grands seigneurs et grands génies »
C’est une autre grandeur que celle du « vent » et du « vide » de l’extrait précédent, grandeur inquiétante. Là, se déploie l’excès de la liste, et avec elle l’impossibilité de dénombrer et de nommer tant le « charnier » s’étend. Il accable sans doute, tout comme, autre « refrain » du recueil, la disparition des oiseaux. Restent l’« élégie » et l’ironie, la « mélancolie » et la « colère », pour s’en défendre.
En somme, d’où ça vient confronte deux mouvements et ne cesse de demander comment l’un existe avec l’autre, contre l’autre, malgré l’autre : celui de la destruction évidente du « commun d’être », en plein jour, sans faille ni discussion ; celui du poème, attentif à chaque son, fragile, humble, qui prend source moins dans la « conscience » que dans l’émotion, qui n’impose pas son « pouvoir », mais laisse entendre sa « puissance ». Ici se situe une réserve sans fin de sens, d’abord inaudible, nocturne, construite patiemment, discrètement :
« le bruit de la nuit
aucun silence dans le temps
sauf l’écriture qui peut-être
est un silence de plus
rythmé et tout en puissance sonore
ce livre est écrit en tuilage
avec de la colère et de l’espoir
qui tiennent les mains ensemble »
Antoine Bertot
Alexis Pelletier, d’où ça vient, Éditions Tarabuste, collection Doute B.A.T, 202 p., 16€.
*
Extrait :
des moments donc où
l’angoisse se transforme en
mélancolie s’il n’y avait une sorte de
réflexe unissant à la question comment
s’en sortir un sursaut de douceur
la volonté de te prendre
dans les bras de blottir nos
corps peut-être pour fuir ou
alors pour faire face c’est ça
le voyage en espérant que
faire face ne soit
pas qu’une expression
rhétorique
faire face à la mutation des
valeurs trouver ensemble la
mise à distance
aimer dans le charnier où ça
s’écrit
aimer l’époque ne pas l’accepter sans
rien dire l’amour
est un combat de parole
vacille un combat avec
l’autre et non contre lui
un bégaiement pour
trouver dans le charnier ce
qui n’est pas l’enfer
et rien de mystique dans cette
apocalypse sans
royaume ça procède
d’un suspens où les regards
se touchent les voix invitent à la danse
et la danse rappelle un tableau ancien
qui traçait un jardin terrestre
où nous entendre nous bercer
nous étendre un bonheur qui dépasse
les mots ça bégaie toujours un peu
et si c’est toi ou moi pour dire
une nouvelle invitation à voyager
ensemble dans cette épouvante
où chaque geste est destructeur
ça s’agglutine nous
n’avons pas vu beaucoup d’hirondelles
cet été aucune en ville et c’est
une douleur le désastre et le deuil qui viennent
qui commencent sans cesse à venir se
passent d’analogie Mon enfant, ma sœur
(p. 99-100)