Michel Bishop offre ici aux lecteurs de Poesibao quelques prises sur ce “Ciel sans prise” d’Esther Tellermann, paru chez Unes.
Esther Tellermann, Ciel sans prise, Les Éditions Unes, 2023, 119 pages, 20€
Peut-être le plus intimement articulé de tous ses recueils, Ciel sans prise reprend la plus grande des tensions qui hantent l’œuvre de son auteure, celle d’une perte, d’une absence, d’un deuil même que seule saurait apaiser l’infaillible et patiente détermination d’un désir, d’un rêve, d’improbable et plus que binaire résolution. Le ‘récit’, comme disent certains, mieux ‘le fil rouge’, comme écrirait Gérard Titus-Carmel, que déplie la main d’Esther Tellermann d’un poème-recueil à l’autre, trace avec une élégante discrétion l’intensité et l’infinie intrication d’une à jamais mouvante ontologie, d’une présence à l’autre, à l’Autre, à ce que l’on est, partage, ressent, imagine, écrit. Si le sans implique fatalement distance, inaccès, privation, quelque intouchable, la richesse du tellurique, la délicatesse du sensuel et l’inlassable surgissement vertical de la conscience-inconscient, refusant ce qui semble refusé, ne cessent de dynamiser le faire du poïétique, sautant par-dessus l’aporétique, la stagnation, le non-savoir, générant sans cesse l’energeia d’un voir-plus-loin, d’un horizon, d’un, comme dirait Yves Bonnefoy, ‘indéfait’. D’un devoir aussi, ajouterait Jean-Paul Michel, d’une nécessaire obligation de ‘répondre’, de puiser profond dans l’incarné, le vécu pour en explorer le fondement et le devenir. Bref, son sens, son orientation, le ‘Cela’, comme on lit dans le Chandogya Upanishad, qui le sous-tend, son quoi, son pourquoi.
Que cette energeia berce depuis le seuil à la fois d’une solitude, d’un mouvement-vers sans cible sûre et d’un langage pris dans ses tâtonnantes insuffisances n’en diminue nullement la grâce. Le seuil du poème est site où ‘veiller’, de fidèle vigilance, ‘halte’, disait André Frénaud, où scruter flashes, pressentiments, ‘moment[s] suspendu[s]’, où s’apprêter, vivre-rêver un pour, peut-être un avec, un parmi, l’à-peine-imaginable où ‘des horizons / estompent / les chairs’ (11-12). Là où enfin ‘l’oubli étincelle’ (12), pur ‘dedans’ où rôde ‘un infini / introduisant la fugue / dans le muet / tout l’or / de la syllabe’ (13). Le poème tellermannien deviendrait ainsi site d’un pur psychisme insituable, de ce que Du Bouchet nommait ‘l’incohérent’, un non-totalisable, murmurant, ‘psalmodiant / l’exactitude / des naufrages / le dessin / des univers tus’ (14), générant ‘entretien’, ‘prière’ (31) par le biais d’une résiduelle iconicité où, énigme sur énigme, ‘tout finit et / commence si nous / savons recueillir / les plaintes / les échos / des vieux dieux / au centre / des ouragans’ (46). Longue geste résolument mais si délicatement articulée par ses minces mais loyales petites colonnes flottant sans contexte autre que la blancheur où elles baignent, Ciel sans prise s’avère simultanément urgent et patient, combatif et serein dans le vaste déploiement de son auscultation du subliminal de la psyché. Que celle-là est site des sinuosités, des circonvolutions et intrications d’un langage aux prises avec ses propres paradoxes offrant, inséparablement, l’illusion de ses clartés et la richesse de son infinie allusivité, ce micropoème en témoigne, digne, méticuleuse, lente caresse exploratrice :
Celui qui ne fut
à qui je parle
Tu sais les années
sont
la même profondeur
où s’inscrit
l’or
du sceau
d’un Dieu
ouvrant les paumes
et les passages
et nous
rapporte
à l’attente
d’un
qui nous aurait conduits. (88)
L’interlocuteur, alternativement tutoyé et vouvoyé (100) et ainsi, me semble-t-il, variable, s’il reste infatigablement l’objet de cette adresse que constitue chaque micropoème, et s’il ne reste qu’à l’horizon de toute réponse, permet à la voix qui parle de ‘désapprend[re] / et [de s’]enivre[r]’ (100); de vivre un avec spectral mais réel, une communion psychique, mystique même, dont le caractère non prétentieux mais manifestement ému, fidèle et centré de son ostinato révèle incessamment l’ineffable mystère. Au mieux une présence et un ‘là, lit-on, où surgit / la promesse de qui / veille / garde le songe / et la saison’ (112). Ciel sans prise désavoue le mythe de l’intelligence considérée comme une haute et stricte rationalité pour affirmer ce que l’on pourrait appeler le sens et le faire du ‘cœur’ (114) qui, seuls, semblent rendre possible que ‘nous nous adressions / des matins et des soirs / pour être’. Pour être, spirituellement, au cœur d’une temporalité faite pour un tel poïein. Le dernier micropoème du recueil (115) repose la vieille et essentielle question de la ‘bouche’, d’ombre et de lumière, d’où émergent toutes les voix, toutes les conversations, toutes les énigmes et toutes les implications.
Un très beau poème, très profondément médité, d’une de nos grandes poètes des cinquante dernières années.
Michaël Bishop