Olivier Penot-Lacassagne explore pour Poesibao l’enquête approfondie de Sébastien Dubois sur la vie de la poésie en France depuis 1945.
Sébastien Dubois, La vie sociale des poètes, Presses de Sciences Po, 2023, 342 p., 26€
« Désastre » et « obsolescence complète » de la poésie, observait en 2005 William Marx dans L’Adieu à la littérature. Il constatait alors que « le corps social dans son ensemble » ne croyait plus « qu’elle puisse raconter le monde », et il voyait dans cette désaffection une des causes de sa « faible audience ». Le sociologue de la littérature Sébastien Dubois tempère ce funeste diagnostic dans un livre qui interroge « les rapports (réciproques) » entre poésie et société depuis 1945. Ce que la société fait, ou ne fait pas, de la poésie, et ce que les poètes font dans la société est « l’objet mouvant » de son enquête. S’appuyant sur une large base de données (163 poètes nés après 1920 et entrant dans la « carrière poétique » après 1945), l’auteur porte en cinq chapitres et quelque trois cents pages un regard averti sur la situation des poètes modernes et contemporains, entre activités littéraires et « seconds métiers ». Si elle peut paraître à certains exténuée et moribonde, esseulée ou dépassée, la poésie « comme objet sociologique » n’a pas disparu, indique-t-il d’emblée. Sa vitalité surprend même les plus pessimistes : lectures, performances, festivals, marchés et autres manifestations populaires lui confèrent une « socialité » certes discrète, mais réelle et passionnée.
Suivre la trajectoire sociale (et non seulement esthétique et/ou politique) des poètes, c’est questionner leur « condition », analyser leur « statut » qui s’exprime dans « des choix communs, intellectuels et sociaux ». Pour ce faire, il importe d’étudier les circuits de production (éditeurs grands et petits, revues, médias) et les canaux de diffusion, les librairies dédiées et les institutions dévouées, les instances de consécration, le temps court et le temps long des ventes, l’entrée pour certaines et certains dans l’histoire littéraire (reconnaissance universitaire, programmes et manuels scolaires), la « manufacture du prestige ».
Le paysage arpenté est « complexe », « instable », « changeant ». La sociologie des poètes d’aujourd’hui ne peut être en effet celle des poètes d’hier. Dans un champ littéraire désormais atomisé, il est difficile de repérer les positions esthétiques, « fermes et réfléchies », qui distinguaient naguère écoles et groupuscules. En outre, même si la poésie « réfléchit toujours sur sa pratique », le temps des manifestes est passé, lit-on, et le collectif a cédé devant la singularité. Impossible par conséquent de délimiter les frontières et les partages d’un genre qui n’en est plus un ; paroissiens en déshérence, les poètes après 1980 ont déserté les « paroisses » (M. Deguy) qu’ils avaient érigées ou que leurs prédécesseurs habitaient.
Il n’était certainement pas aisé d’organiser en objet d’étude la cacophonie postmoderne du champ poétique. L’ouvrage de Sébastien Dubois se confronte à cette pluralité des voix. Entre ceux qui ont été d’avant-garde et ceux qui ne l’ont pas été ; entre les post-textualistes et les néo-lyriques ; entre les formels et les informels ; après les redoutables années théoricistes dont certains, presque anachroniques, craignent encore la verdeur tyrannique ; dans cette « merdonité » fin de siècle (M. Leiris) où les oubliés se révoltent, les invisibilisés se montrent et les autres continuent vaille que vaille leur bonhomme de chemin, Sébastien Dubois fait la part sociologique des choses. Des débats souvent vifs, mais aussi des engagements éditoriaux courageux, des initiatives risquées, des investissements précaires, des relais précieux (telle émission dédiée à la poésie sur la radio publique), sont revisités selon une « méthode » qui multiplie les sources, recense les formes d’action (marchés, lectures et festivals), sonde internet et ce qui s’y diffuse (l’Instapoetry), aplanit les différends « idéologiques » pour mieux embrasser les similitudes et les différences. C’est ainsi que sont mises à nu les réalités contrastées de la vita poetica dans la seconde moitié du XXe siècle, « à l’écart et dans la ligne du marché », dans une économie peu à peu « alimentée par les pouvoirs publics. » La « vitalité sociale » de la poésie « est essentielle à son existence dans la société », écrit Sébastien Dubois. Son livre, aux marges de la littérature, la restitue pleinement.
Olivier Penot-Lacassagne