Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …
Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ? L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.
Aujourd’hui, 27ème contribution, celle de Linda Maria Baros
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Francophonie
versus tératologie
On peut hurler, pester, se rouler par terre et pleurer pour avoir trahi sa langue maternelle. On peut couper son cœur en deux, comme un sabot d’agneau, pour qu’il n’y ait ni rivalités ni trahisons. On peut, enfin, se laisser pousser une nouvelle tête, se changer tout naturellement en oiseau bicéphale. Et, à cet instant, les déferlantes de sang retrouvent leur chemin vers le cœur.
Mais avoir deux têtes pose quelques légers problèmes – c’est ce qu’on dit. D’entrée de jeu, il y en a qui se précipitent pour soulever le problème identitaire qu’implique le bicéphalisme. On y décèle de l’artifice ou du monstrueux. Parfois, on parle de brisements. L’oiseau, lui, ne voit que ses ailes.
Viennent ensuite ceux qui demandent si le poids n’est pas trop difficile à porter. Deux têtes, deux langues, deux mondes engendrent – disent-ils – rapports tendus, luttes intestines, ascensions, trahisons. L’oiseau, lui, ne pense qu’à voler.
Arrivent aussi ceux qui grattent et creusent pour comprendre le pourquoi. Sonder les mécanismes de la francophonie n’est, certes, pas facile. L’oiseau, lui, regarde par-dessus les chaumes.
Lorsqu’on crie à la perte, il montre ses griffes – acérées. Lorsqu’on soupèse l’apport, il se dit que le voyage commence enfin. Sa langue n’est pas un aérostat de terre, elle n’est qu’une épée à double tranchant.
Ainsi se nouent les pensées du poète bicéphale qui détache les cordages et se jette, chaque matin, sur les mots. Le bouillard de plomb, minéral, et ses barreaux de fer rouillé, il les connaît trop bien, de même que ces grands faucons aux yeux cousus que l’on met sur le gant en maille des événements quotidiens. Lui, il dresse les mots pour en faire des machines à hacher par-dedans le silence, les labyrinthes, les distances. Lui, il aime se laisser emporter le long des tournants de la langue. Le virage du bilinguisme, il le prend en épingle. Il est – l’époque le demande – un motard dont les ailes prennent forme au dedans de son corps.
Sur l’autoroute A4 s’étend son domaine. Il récite ses poèmes sur la réduction des virages d’une voix dont l’état binaire fait jaillir les énormes réserves de vitesse que l’autoroute renferme dans ses sous-sols. Il roule, il s’enrichit lorsqu’il fend l’horizon en deux. L’erreur de parallaxe lui est étrangère. Et le monde, il l’appréhende de deux points de vue radicalement différents à la fois. Il ne change ni de rapport ni de régime, il ouvre tout simplement la perspective, il construit un dialogue constant entre les deux arsenaux linguistiques et imaginatifs que suppose le bilinguisme. Le poète bicéphale entame sa course folle, sa plus belle aventure, écrite dans le spasme de la vitesse, où croisements culturels et linguistiques s’imposent comme une nécessité, comme un désir éclatant de vivre sa poésie à travers deux langues qui s’incrustent dans les couches les plus profondes de l’imaginaire pour modifier en filigrane sa vision du monde, l’admission directe, le frisson.
C’est dans cette tension perpétuelle que le bilinguisme puise sa force : il y a un seul poète qui parle et pourtant c’est bien une voix double qui se donne à entendre. Qui remue le langage de l’intérieur, qui résorbe le poète en lui-même comme dans un vortex. Le poète bicéphale n’a que faire des clichés et autres angoisses. Lorsqu’on lui demande de justifier ses choix, il répond invariablement : on ne naît pas une langue collée au front.
Linda Maria Baros
Née à Bucarest, elle est traductrice et essayiste, et en tant que poète, publiant d’abord en roumain, elle publie aujourd’hui en français aux éditions Cheyne et au Castor Astral