Une sélection de quelques textes de la poète Cole Swensen, traduits par Maïtreyi et Nicolas Pesquès (parution Corti en 2025)
Un navire
Un navire est, par définition, quelque chose qui, pris dans la brume, est bizarrement plus visible qu’un vaisseau moins voilé. Plus phare dans des fenêtres grises, il est plus chance et nuance, comme si plus d’histoire s’enfouissait dans la mémoire, et s’y éclairait ainsi en tremblant. Un navire a, en fait, la forme même de la mémoire et, se souvenant de lui-même, se dit soudain comme cela semble loin, et pourtant, chaque levée légère de brume fait dévier la pensée et ainsi continue-t-il d’approcher.
Poussière
dont l’importance ne peut être ignorée. De prime abord elle semble légère – elle semble en fait être le principe même de la légèreté, ce qu’elle est bien sûr, mais justement elle a aussi cette sorte de légèreté qui, bien qu’instable, se stabilise néanmoins. C’est un précipité et c’est là qu’elle recoupe le langage – le langage n’étant qu’idées floues, de celles qui, à peine assez lourdes parmi toutes les pensées du monde, ne peuvent rester en l’air et viennent se déposer sur tout, jusqu’à ce que légèrement, même si pas tout à fait, elles obscurcissent tout.
Et
C’est le principe et le fondement de l’insubordination. Je pense à ce qu’écrivent Deleuze et Guattari sur et comme une conjonction de non-subordination, permettant à des éléments de se connecter tout en conservant équité relationnelle complète et autonomie. Et puisque le langage constitue la pierre angulaire de la société, l’équité et l’autonomie des éléments grammaticaux sont essentielles à l’autonomie sociale. Et l’autonomie est essentielle à l’équité – elle ne la garantit pas mais à son tour l’équité ne peut advenir sans elle. Mais alors l’autonomie sociale n’est-elle pas une contradiction dans les termes ? Comment activer ce terme comme un paradoxe plutôt que comme une contradiction ? Peut-être à cause et par le fait que et est, lui-même, au cœur d’un paradoxe – c’est ce qui est dans les coulisses, liant implicitement des termes contradictoires (tel social et autonome) en un sens qui leur permet d’insister sur leur constance réciproque. Un paradoxe est l’impertinence d’un et, juste là où il est le plus conceptuellement inopportun.
Et
Quant au travail politique que fait la grammaire, nos iniquités ne sont pas seulement suscitées par la grammaire, mais elles y dissimulent aussi leurs mécanismes de masquage et leurs équipes de maintenance. Par-dessus tout, le fait que le langage semble fermement établi et toujours déjà là avant que nous, en tant qu’individus, n’arrivions, le fait paraître inaccessible à l’intervention individuelle, et ainsi par extension, en va-t-il de tous les ordres sociaux qu’il soutient, faisant de la grammaire le leurre qui effectivement nous abuse.
Et
C’est un cercle vicieux, si comme beaucoup le prétendent « le langage nous fait » et pas l’inverse, nous sommes délivrés (ou pouvons le prétendre) de la lutte contre les iniquités intégrées dans les structures grammaticales et linguistiques innées. Et là, la poésie a peut-être quelque chose à offrir car elle s’enracine dans le sabotage ou simplement l’ignorance de telles structures. Par exemple, ce serait une expérience poétique intéressante d’éliminer toute conjonction de subordination de nos discours et écrits – refuser de faire la moindre phrase qui en subordonne une autre – et simplement remplacer bien que, si, parce que, ainsi, par conséquent, ou, depuis, jusqu’à etc. par et. Essayez juste une journée, ou bien une semaine, ou peut-être renoncez-y pour carême.
Peut-être
la poésie a-t-elle précédé le langage. Il se pourrait bien qu’à un moment donné, les premiers humains, remarquant que produire des sons pouvait être un agrément physique, puis parce qu’ils prenaient tant de plaisir à faire résonner certains sons dans leurs corps, commencèrent à en produire de plus en plus, en motifs assortis – rimes et contre rimes – et par séquences rythmiques, qui les réjouissaient encore plus, et ainsi se mirent-ils à ne les répéter que pour le plaisir. Et grâce à la répétition constante de ces sons agréables, apparurent des formes fixes, qu’ils commencèrent à relier et à associer à certaines sensations ou actions ou objets, avec lesquels, par quelques étranges et curieuses façons, elles semblaient s’assortir jusqu’à ce que les sons se mettent à représenter ces sensations actions ou objets, ce que personne n’avait prévu, mais c’était déjà trop tard, et la fonction représentative avait tellement débordé le jeu sonore que nous avions, pour l’essentiel, oublié que le son est la véritable incarnation du sens – par exemple avec combien d’intonations et donc d’implications peux-tu dire le mot oui ? Ou non ? Ou et. Le son peut en dire tellement plus que le mot ne le peut.
Les Portes en Général
sont des dispositifs d’accueil ou de refus – c’est inhérent. Mais ce qui est également inhérent, ou du moins souvent le cas, c’est le coup d’œil susmentionné – à chaque fois que quelqu’un ouvre une porte et la franchit, nous captons l’indice le plus bref, une sorte d’éclipse, de ce qui se passe de l’autre côté. Ce qui nous rend conscients du fait que, de la même manière, quiconque se trouve de l’autre côté ne capte de nous qu’un aperçu – et donc qu’il se passe des choses-en-coulisses dont nous ne sommes jamais conscients jusqu’à ce que, d’un coup, l’écran se referme. Comme si chaque porte était une porte battante – ou chaque mot – et que chacune marche dans les deux sens, ne donnant que l’idée la plus brève, et pourtant c’est cet aller-retour de minuscules perceptions, qui est génératif – chaque coup d’œil une graine – et fait bouillonner l’esprit. Ces dernières années, j’ai remarqué que mon mari ne ferme jamais complètement les portes, et de moins en moins, pas même les placards et les tiroirs.
Canards
Observant un canard se poser sur un lac – cette façon étonnante de glisser sur à peine un millimètre d’eau. Écoutant un canard se poser sur un lac – il vous effleure l’oreille exactement à la même profondeur. Ici, l’analogie est évidente sauf que dans le cas du poème, le lac va à l’infini, et ainsi le canard aussi le doit-il.
Parcs
Je lisais, assise dans un jardin public, quand mon regard fut capté par une file de poneys passant au loin sur un chemin, chacun un enfant sur le dos, et puis mon regard fut à nouveau capté, cette fois par la photo de couverture du livre que lisait la femme assise entre les poneys et moi, et qui représentait une file de petits chevaux, chacun avec son cavalier, s’éloignant dans la direction opposée.
Cole Swensen, Et et et, Corti, 2025 ; traductions à paraître chez Corti en 2025.
©Editions Corti
Cole Swensen est une poète américaine, née en 1955, éditrice (elle a créé la Presse Poetry), elle est poète, traductrice, essayiste et universitaire. Cinq de ses livres sont parus en France, sur la bonne quinzaine qu’elle a écrite. Elle est la lauréate de nombreux prix. Son travail s’inscrit dans le post-modernisme.
Maïtreyi et Nicolas Pesquès sont poètes et traducteurs. Le travail de Nicolas Pesquès est édité principalement chez André Dimanche, Flammarion, et l’Atelier contemporain pour les écrits sur l’art.
Versions originales
Ship
A ship is, by definition, something slipping out of fog, and oddly more visible than a vessel less veiled. More shored in dim windows, it’s more nuance and happenstance, as if more of the story were buried in memory and thus lit with it and trembling. A ship is, in fact, the shape of memory itself, and, remembering itself, suddenly thinks what a long way off it seems, and yet at every slight lightening of the fog, it deflects the thought and is still coming toward.
Dust
The importance of dust cannot be discounted. At first glance, it seems light—it seems, in fact, the very principle of lightness, which it is, of course, but it’s also just that sort of lightness that, while unsettling, nonetheless settles. It’s a precipitate, and that’s where it intersects with language—language being those inklings just heavy enough, those that, out of the entire world of thought, can’t quite remain aloft, and so they come to settle over everything until they slightly, though not entirely, obscure it.
And
It’s the principle and the foundation of insubordination. Thinking about Deleuze & Guattari’s writings on and as a non-subordinating conjunction, allowing elements to be connected while also retaining complete relational equity and autonomy. And as language constitutes the basic building block of society, the equity and autonomy of grammatical elements is essential for social autonomy. And autonomy is essential for equity—it doesn’t guarantee it, but, in turn, equity cannot occur without it. But then, isn’t social autonomy a contradiction in terms? How can it be activated as a paradox rather than as a contradiction? Perhaps through and by the fact that and is, itself, the essence of paradox—it’s what links contradictory terms (such social and autonomous) in a way that allows them to insist on mutual persistence. A paradox is the impertinence of an and right where it’s most conceptually inconvenient.
And
Regarding the political work that grammar does, our inequities are not only instigated in grammar, but they also store their masking mechanisms and maintenance crews therein. Above all, the fact that language seems rigidly set and always already in place before we, as individuals, arrive makes it seem inaccessible to individual intervention, and thus by extension, so are all the social orders that it supports, revealing grammar to be a blind that effectively blindsides us.
And
It’s a vicious circle : if, as many claim, « Language speaks us » and not the other way around, we are absolved (or can claim to be) from wrestling with the inequities embedded in our inherited grammatical and linguistic structures. And here, poetry may have something to offer, as it is rooted in subverting or simply ignoring such structures. For instance, it would be an interesting poetic experiment to eliminate all subordinating elements from your speech and writing – refuse to make any phrase subordinate to any other – just replace although, if, because, so, therefore, wether, since, until, etc. with and. Try it just for a day, or maybe a week, or maybe give them up for Lent
Perhaps
poetry preceded language. It could well be that at a certain point, early humans started noticing that making sounds could be physically enjoyable, and then, because they so enjoyed certain sounds resonating throughout their bodies, they started making them more and more, and in matching patterns—rhymes and off-rhymes—and in rhythmic sequences, which they enjoyed even more, and so began to repeat them just for the pleasure of it. And through the constant repetition of these pleasing sounds, set forms began to occur, and then some of them began to get attached to or associated with certain sensations or actions or objects, which they seemed also to match in some odd and uncanny way, until the sounds started standing in for those sensations, actions, and objects, which no one had anticipated, but by then it had gotten out of hand, and the stand-in function had so overwhelmed the sonic play that we had, for the most part, forgotten that sound is the real embodiment of meaning—for instance, with how many intonations and thus implications can you say the word yes? Or no. Sound says so much more than a word can.
Doors in General
are devices of acceptance or refusal—that’s inherent. But what’s also inherent, or at least often operative, is the glimpse just mentioned—so often as someone opens a door and passes through, we catch the briefest hint, a kind of eclipse, of what’s on the other side. Which makes us aware of the fact that anyone on the other side similarly catches only a glimpse of us—and thus that there are beyond-the-screens that we’re never aware of until the screen has just closed back up. As if every door were a swing door—or every word—every one goes both ways, giving only the briefest notion, and yet that very back-and-forth of extreme glimpsivity is generative—each glimpse is a seed—makes the mind seethe. For the past few years, I’ve noticed that my husband never quite closes any door, and increasingly, not even cabinets and drawers.
Ducks
Watching a duck land on a lake—that amazing way that they glide across just the top millimeter of water. Hearing a duck land on a lake—grazing through your ear at just the same depth. Here the analogy is obvious, except that in the case of a poem, the lake goes on forever, and thus so too must the duck.
Parks
I was sitting in a public park, reading, when my eye was caught by a line of ponies passing along a path a ways away, each with a child on its back, and then my eye was caught again, this time by the photo on the cover of the book that the woman seated between me and the ponies was reading, which featured a line of small horses, each with a rider, filing off in the opposite direction.