Poèmes du bord de l’extinction


Jean-René Lassalle pour son dossier de traduction mensuel ouvre aujourd’hui une anthologie éditée à Londres sous le titre Poems from the Edge of Extinction, édité par Chris McCabe, Chambers, Londres 2019.


Poems from the Edge of Extinction, édité par Chris McCabe, Chambers, Londres 2019.

1.Présentation du livre

Cette anthologie éditée à Londres en 2019 par le poète anglais Chris McCabe (né en 1977) porte un titre que l’on pourrait traduire par « Poèmes provenant des bords de l’extinction ». C’est un des résultats de son projet (soutenu par le complexe muséal du South Bank Centre) de recueillir des poésies écrites dans des langues du monde menacées de disparition. Avec la conscience postcoloniale autocritique d’agir ici dans une langue impérialiste mais accueillant ces divers idiomes avec sincérité pour les mettre en valeur et préserver une partie de la richesse humaine. Ainsi que de tenter d’en rendre une musique lointaine par des traducteurs responsables face à des langues quasi-inconnues des lecteurs (mais l’original est heureusement présent dans sa typographie et ses structures). Commune à tous les poèmes est donc une langue non-dominante considérée comme « en danger » (avec des gradations) selon un registre de l’UNESCO dans son Atlas des langues en danger dans le monde, quelles qu’en soient les causes (catastrophe naturelle, domination politique, assimilation économique, isolement géographique…). Les textes, classés par continent, vont du chant traditionnel anonyme transmis oralement sans écriture, au poème écrit par un auteur connaissant la poésie contemporaine qui veut réutiliser ou faire vivre sa langue maternelle (ou réapprise). Il y a évidemment une différence entre une langue qui perd ses locuteurs par manque de défense et une autre qui cherche à être enseignée à des jeunes. Plusieurs de ces langues sont très rares, d’autres peuvent surprendre car Chris McCabe a inclus dans le chapitre « Europe » l’alsacien, l’occitan, le breton et le basque. Tous les textes sont présentés dans leur original, avec traduction anglaise, plus un commentaire sur la langue, l’auteur et le poème. Les transcriptions et transpositions sont dues à des ethnologues, linguistes et poètes, parfois aux auteurs eux-mêmes. Certains idiomes sont écrits dans des alphabets véhiculaires transnationaux (latin, arabe, russe), d’autres ont développé de beaux systèmes d’écriture, anciens ou récents (le tifinagh, l’inuktikut, l’araméen, l’arménien). Seuls quelques auteurs sont déjà connus sur la scène internationale : le touareg Hawad, l’occitane Aurélia Lassaque, la biélorusse Valzhyna Mort, l’alsacien Claude Vigée, le poète yiddish Avrom Sutzkever. La grande majorité fait entendre un magnifique sinon émouvant festival de voix littéraires, populaire ou savant, parfois par des personnes conscientes d’être les derniers locuteurs actuels de leur langue. Chris McCabe : « Les linguistes nous expliquent que la moitié des 7000 langues du monde aura disparu à la fin de ce siècle. » Et avec elles des manières de vivre, des façons de voir penser ressentir et nommer un monde, des cultures organisées et inventeuses de formes. Il ne s’agit pas d’une déploration mais d’une entreprise de respect pour la bio/ethno/logo/diversité, d’amour et curiosité pour l’art du langage dans des formes discrètes ou inaperçues, d’un frisson bouleversé pour l’arc-en-ciel humain à travers des branches déclinantes des langues de Babel, de résistance et solidarité aussi, par la poésie. Et Chris McCabe de citer le linguiste Nicholas Evans : « l’impact de la créativité artistique ne s’arrête pas à l’œuvre elle-même ⦋le poème⦌, mais continue aussi à irriguer le reste du système langagier. »

On peut lire un entretien avec Chris McCabe sur son projet autour de ce livre (en anglais)

Composition du dossier et traductions : Jean-René Lassalle

 

 


2. Les textes

Synnøve Persen

pourquoi ici, vers ce rivage ?

pourquoi ici, vers ce rivage ?
pour dépeindre la lumière vespérale ?
ou les souvenirs cachés de la mer ?
les abrupts monts blanc-neige s’élancent
supérieurs
reflétés sur la surface de la mer
et moi comme une ombre entre eux
cherchant mots

manin deike dán mearragáddái ?

manin deike dán mearragáddái ?
govvendihte eahketčuovgga
dajje meara čiegus muittuid ?
muohtavilges gáissát vaŋaldahttet
allelii
speadjalastet meara bodnái
ja mun dego suoivvan gaskkas
ohcarnin sániid

La langue des Saami (autrefois péjorativement Lapons, éleveurs de rennes) est une langue ouralienne isolée qui est parlée dans les régions du nord de la Scandinavie ; la variante de l’extrême-nord traduite ici a 30.000 locuteurs. Synnøve Persen, née en 1950, est une poète, artiste et activiste reconnue en Norvège. Les vers laconiques expriment une recherche de sens et de langage dans la nature glacée immense à une limite mouvante entre deux mondes (terre et mer).

*

Recaredo Silebo Boturu

Nous avons trébuché

Nuit s’en est allée,
les coqs ont chanté,
rosée a inondé les hommes qui partaient aux champs à l’aube,
le soleil est apparu
et le bruit de la nuit s’est apaisé.

On a dansé, on a chanté
on a mangé, on s’est saoulé aussi
nous n’avons pas fait les choses de la tradition ;
et les esprits gardiens se sont retirés dans la forêt luxuriante.

La plante aux aubergines s’est desséchée
et les femmes qui sortaient pêcher avec leurs perches
ne pouvaient plus attraper les anguilles
leur appât a pourri,
la mer pleurait.

To’ a kubari

Ö botiyó bö kó’i,
i ko’è i béérí,
ë rimma ri tyíbí á baiie ba hesó waarí ëbaari,
ë itohi ri puurí,
ëënökönökö étyó é hëtyi.

Tö biirí, tö beëri
tö rëëí, tö rëëí kòròkkò
tö ta báyé bílabba yé sö;
a bairríbo ba hellò opua ó hnta.

Ö bötyëá bó hëëi
a baissó bá hèribó ó bóà lë bitélë
ba tá pityo siá pëllá
ë bisëllo bi bòòrí,
ë loa ë bë’èssí.

La langue Bubi de l’île Bioko en Guinée Équatoriale, parlée par 40.000 personnes, est menacée d’extinction. Pourtant le dramaturge Recaredo Silebo Boturu, né en 1979, ressent le besoin d’écrire dans sa langue maternelle. Le poème, aux allitérations harmonieuses, regrette la perte d’identité de la communauté que les rituels (ou les chants et poèmes) correctement accomplis, auraient peut-être pu sauvegarder, alors que le pacte entre humains et nature est abîmé.

*

Donald R. Rawe

Mots corniques

Que ferons-nous avec vous,
Mots corniques nôtres ?
Irons-nous danser avec vous 
Ou portraiturer des icônes,
Prononcer de sages dictons, de simples comptines enfantines,
Débattre de politique ou de philosophie ?

Pourquoi ne pas écrire des lettres d’amour – sans doute
Plus suscitées par eux que par notre intention ?
Parfois je pense que tout ceci
Est gaspillage de temps et d’effort :
Car tous les mots déguisent
Ce que nous voudrions vraiment dire.

Comment alors pouvons-nous employer
Nos affectueux insensés mots,
Mots adorés ensorcelés,
Farouches mots qui s’enfuient avec nous ?
Tenir le miroir devant nos pensées,
Souffler dessus, l’essuyer clair :
Allons recommençons.
Peut-être année après année
Âge après âge nous trouverons
Enfin le vrai sens perdu,
Pas dans nos chants de bardes
Mais entre ces lignes ici
Voilé, évoquant une substance,
Quelque chose de ce que nous espérons signifier.

Geryow Kernewek

Pandra’ wren-ny genough, 
Agan geryow Kernewek?
A wren-ny donsya genough
Po delynya ikenow,
Leverel dythys fur, rymys-fleghes sempel,
Dysputya gwlasageth py fylosofy?

Prag na scryfa lytherow kerensa – parhap
Moy gref entendys es ’vyth dyscudha?
Nepprys y brederaf oll hemma
Yu sculva termyn ha gwyth:
Rak geryow oll a guth pandra
Ny a vyn leverel yn wyr.

Fatel ytho yllyn-ny gul defnyth
A’gan geryow fol ha whek,
Geryow kerys ha nygromansek,
Geryow gothyk, nep a bon a ves genen-ny?
Syns avan an gweder dh’agan tybyans
’Wheth warnodho, segh-ef glan;
Gesyn dhyn-ny dalleth arta.
Martesen, bledhen war bledhen,
Os arta os, ny a vyth cafos
Worteweth an styr gwyr kellys – 
Nag yu yn agan lynow bardhonnek
Mes ynter an lynow-na,
Goskesek, ow hyntya a substans, 
Kekemys ny a wayt sygnfya.

Le cornique de Cornouailles (Angleterre) appartient à la famille du breton et du gallois. Il se serait éteint au XIXe siècle, puis se trouva étonnamment reparlé par 600 personnes car des efforts sont faits pour le réenseigner à l’école. Donald R. Rawe (1930-2018) était historien et poète. ‘Geryow Kernewek’ est un méta-poème sur le sens recherché du cornique, et aussi un plaidoyer, par-delà l’émotion traditionnelle (comptines, lettres d’amour, bardes celtes), pour un cornique moderne (introspection, joie de la langue, réflexion appliquée, futur possible).

Laura Tohe

Chants cartographiques des grues des dunes

en terre mexicaine
elles ont redéployé les cartes
écrites pour elles dans le 2è monde
sous lumière bleue parlées en voix bleues
les grues apprirent les chants qui guident dans les mondes à venir
chants nommés cartes en leur gorge spiralée
dans le monde bleu ont dansé avec Vent
qui chérissait ces êtres à plumes
lors il moula et façonna leurs corps
leur enseigna à chevaucher son souffle
quand conflits divisaient le monde bleu
les grues rassemblaient leurs chants leurs cartes
et s’échappaient vers les étoiles
atteignant le Monde Scintillant
où une grand-mère sème un pollen pour leur retour annuel
dans le mois des Petits de l’Aigle elles trouvent leur voie
vers un cours d’eau qui s’enrubanne
par les champs de maïs et les peupliers noirs
au long des autoroutes et des câbles électriques
voici qu’elles me rappellent maintenant
au pays de la rivière à coquilles de lune
ainsi je poursuis leurs traces jusqu’aux flots
suis debout dans le vent froid
les admirant avec
humilité
car elles voyagent pour moi aussi

Dééł Biyiin

Nakai bikéyadi
kéyah be’elyaaígíí ‘ąą’anáádayiilaa
Ni’Hodootł’izhdi ba’alyaa
Dootłizh bee ndeezdiín dóó bizhí dootłizh
Dééł Biyiin yída holą́ą́’dóó kéyah be’elyaaígíí dayiizhi’
Ni’Hodootł’izhdi Déél Niyol yił daa’oolzhiizh
Niyol Déél bil nizhóní
Áko Niyol Dééł bits‘iis nizhónígo yá ‘ayiilaa
Náhodiina’go Ni’Hodootł’izhdi ałhinaadiijéé’
Déél dabiyiin dóó dabi kéyah be’elyaaígíí ndeidiinil
sǫ́ jígo adaazt’a’
Ni’ Hodisǫ́sgó
Amásání léi’tahdidíín nayiinííł
‘Atsá Biyáázh bich’į́’ anáánaalzhiizhgo
Déél tooh nlínígo ‘anáá’iisdee’’
Dá’ák’eh dóó t’iis biládi
Atį́į́n dóó béésh na‘azt’í biládi
K’ad dashijoozhí
Moonshell tooh nlínídidéé’
Áko Deeł bikéé’yishaał tohgi
Niyol k’az bii’sézį́
‘Ílį́k’ehgo
Díí shaa’alyaa
Biniinaa ‘akǫ́ sézį́

Laura Tohe (née en 1952) est une écrivaine et universitaire amérindienne. Sa langue maternelle navajo, avec ses complexes modes de verbes et classes de mots, ses longs vocables agglutinants et légers coups de glotte marqués d’apostrophes, est parlée dans le sud-ouest des USA par 167.000 personnes et enseignée dans certaines écoles. Ce poème, très musical en navajo, est typographié centré pour évoquer la fluidité de l’eau ou du vol. Il décrit (et accomplit) comment des chants et mythes (réactualisés en poème) peuvent participer d’une préservation culturelle pour une ethnie au langage rare et précieux. Et peut-être aussi d’essayer de nous dire quelque chose sur le respect de la biodiversité avec la perspective « guérisseuse » des Navajos.

Tous les textes traduits ici sont dans leur langue originale ainsi qu’en traduction anglaise dans Poems from the Edge of Extinction, édité par Chris McCabe, Chambers : Londres 2019.