François Migeot lit ici pour Poesibao le livre de Pierre-Alain Tâche, « Clarté des pertes », placé sous le signe d’Héraclite.
« Glisser sans bruit vers un ailleurs de cendres »
D’emblée, avec le titre, nous entrons de plain pied en poésie. L’oxymore sait nouer les contraires et créer la surprise de la vérité entrevue.
Comme le rappelle le Fragment VIII d’Héraclite et le poème qui en émane:
De l’opposé, je me nourris,
sachant des choses éloignées
qu’elles ont une attirance mutuelle (p. 80)
Héraclite et ses Fragments, qui inspirent toute cette magnifique et sobre traversée suivent déjà dans son ombre le lecteur qui se lance. Clarté oui, au prix de l’ombre de la perte : de l’éclair qui jaillit de la rencontre des contraires naît cette lueur qui suscite cette longue « nuit des éclairs », cette fugace beauté qu’il ne faut pas chercher chez Platon dans le ciel des idées, dans l’éternité du noumène, mais dans l’intervalle où il nous faudra disparaître pour ressurgir en cascade dans l’élan du poème et des portes, par l’entremise du dehors, qu’il entrouvre sur le dedans :
— et ce sont bien ces signes que j’attends,
qui tournent le chemin vers l’intérieur,
où l’image n’est plus qu’un signe du destin ! (p. 28)
Il y déjà là tout un art poétique qui enjoint d’éprouver le deuil — autre thème que le livre faufile — et la perte pour qu’une issue se dessine. C’est dans cette perte féconde entre deux bords écartelés que le geste poétique a chance d’advenir, dans et par sa coulée entre ces deux irréconciliables qu’il tentera de rendre lisible l’énigme du sensible :
J’aborde aux fêtes de la sève
en longeant le lac au plus près.
Une caresse d’eau dormante
y lit le braille des galets. (p. 13)
Ainsi, chacune des balades que le livre nous offre d’abord explore un entre d’où peut naître le poème. Un entre temporel car le temps coule, on ne se baigne pas deux fois dans le même courant comme le rappelle la scansion des heures indiquées (10 h 20, 10h 25, 10 h 30… ) ; on ne foule pas davantage deux fois le même chemin, lequel s’éclaire autant qu’il s’esquive entre les pas…
En irait-il de même que la route
avec le fleuve insaisissable
avec l’aval, avec l’amont ?
Tout coule et passe
— et je le sens quand je reviens
avec les mêmes mots
pout tenter de figer le temps.
Mais le flux dissous l’encre
et jamais ne retourne à sa source.
Il laisse le poème traversé d’instants. (p. 95, sur le Fragment XCI)
Mais aussi, intervalle au sein du paysage : nous allons, chemin faisant, […] de Morges à Ouchy, ou de Lutry à Dorigny, paysage au sein duquel, chemin faisant, le poème en marche se cherche, lesté de deuil : le sien propre inhérent à son élan, redoublé par celui d’une mère, plusieurs fois évoqué, et dont le poème Styx dépose les traces au long de ses berges :
Reposant ainsi que repose,
sur une rive abandonnée des eaux,
[sa] barque bien trop grise.
(10h 55, p. 21)
Cette imbrication de ces deuils ne semble pas fortuite car il s’agit peut-être, à travers eux, d’un autre deuil qui les commande : celui de cette langue maternelle, port de départ du navire-poème et de ses flots initialement porteurs dont il a fallu abandonner les sirènes pour croiser au grand large.
Le livre, dans son cours, nous ouvre ainsi toutes ses arcanes tout en restant dans le cœur battant de la poïesis, entre diastole et systole, dans ce temps où la mort plane et dont Orphée sort lumineux.
Grand livre qui émerveille sobrement, et vient soudain se cabrer avant de partir en Fragments d’Héraclite. On croirait un changement de tonalité, comme un Chopin le ferait dans ses Ballades. Il n’en est rien. L’écart reste la règle. Il n’est plus dans l’espace, il est dans le temps : Agonie de Roussan (p. 69) condense, dans un étouffement mesuré, des affects de temps successifs qui assaillent, non plus la présence d’un être cher, mais celle d’un lieu, métonymique de l’humain qui s’inscrit sur ses murs, y déposant sa mémoire. Douleur non parlée, non glosée, qui aveugle de larmes brutes les yeux du dedans qui ne voient plus d’autre forme que celle d’une déchirure-éclair qui zèbre le souvenir. Puis le tonnerre s’éloigne en remous de mémoire que l’on l’abandonne à leur lente traîne de cendres, celle laissée par « ce sarment […] promis au feu », après
— Oui, tant de mots risqués
pour l’aumône d’un sens,
octroyé, lumineux,
devant les portes de l’obscur.
(p. 66)
François Migeot
Pierre-Alain Tâche, Clarté des pertes, Empreintes, 2020,
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