Cécile A. Holdban, « Premières à éclairer la nuit », extraits


Marc Wetzel a choisi ces larges extraits de « Premières à éclairer la nuit », en complément de sa note de lecture.


 

Cécile A.Holdban, Premières à éclairer la nuit, Arléa, 2023 240 p., 21€


Tout le monde l’appelait Swart Fanie. Pour moi, il a toujours été Oupa. J’adorais quand Ouma racontait comment elle l’avait épousé, alors qu’elle était amoureuse de son frère qui passait son temps à imiter le chant du coq. Oupa était un homme très drôle, très affectueux. Nous riions beaucoup ensemble. Lui m’a aimée. Il était si content quand je venais sur son lit, alors qu’il devait rester alité, souvent plusieurs jours, à cause de son arthrite. Difficile d’imaginer que, pendant la guerre des Boers, il avait tenu tête à un officier anglais venu réquisitionner ses mules et ses charrettes. Oupa avait déchiré devant lui le document officiel qu’il lui avait tendu, sûr de son fait … »
Ingrid Jonker – 1933-1965, parlant de son grand-père à son – redoutable – père Abraham Jonker


J’étais éprise de liberté et, dans ce pays, la seule liberté possible pour une femme c’était de choisir son mari. Je crois que la détermination de mon amour a fait peur à Parviz. Du haut de mes seize ans, comment aurais-je pu deviner que je venais déjà de vivre la moitié de ma vie ? J’impressionnais ce grand jeune homme presque trentenaire ! J’ai surmonté tous les obstacles : son hésitation, l’hostilité de ma mère et de la sienne (je crois que mon père n’était pas mécontent à l’idée de voir partir ses enfants, pressé qu’il était de retrouver sa maîtresse pour se remarier avec elle). On m’a punie, on m’a enfermée, on m’a battue. Je n’ai pas cédé. J’étais certaine de mon amour. Là est peut-être mon erreur. En réalité, j’aimais plus l’amour que Parviz
Forough Farrokhzad – 1935-1967, à son fils adoptif Hossein Mansouri, recueilli dans une léproserie iranienne)


J’avais aussi accroché au mur cette phrase d’Artaud dont j’aurais voulu faire ma devise : ‘Il fallait d’abord avoir envie de vivre’. Mais pour ne pas oublier, comme Virginia Woolf ou Cesare Pavese que j’admirais tant, j’avais écrit dans mon journal : Ne pas oublier de me suicider. Ou trouver au moins une manière de se défaire du je, une manière de ne pas souffrir. De ne pas sentir. De ne pas sentir surtout. (…) J’ai passé cinq mois à l’hôpital psychiatrique Pirovano. Les cinq derniers mois de ma vie. Cela ne m’a pas empêchée de tout essayer : cachets, gaz, corde. Comment faire comprendre que la mort volontaire est chez moi une vocation absolue
Alejandra Pizarnik – 1936-1972, à son père Elías) 


Quand Myrtle a eu ses règles, à douze ans, je l’ai surprise avec un garçon. À table, le soir, devant toute la famille, j’ai dit fièrement que je l’avais vue « le faire ». Mes parents m’avaient demandé quoi. Et j’avais répondu : « Baiser, pardi ! ». Je ne me rendais pas compte de ce que je disais. Je croyais que c’était une bonne nouvelle. Tout le monde criait. Ma mère s’arrachait les cheveux. Myrtle pleurait, me criait dessus, en cherchant à échapper à mon père qui hurlait en la poursuivant dans la maison avec sa ceinture. Il m’a donné des coups aussi pour l’avoir dénoncée. Je n’y comprenais décidément plus rien »
Janet Frame – 1924-2004, à John Money, son psycho-sexologue


Je suis partie à Berlin étudier la psychanalyse. J’avais découvert Freud et ses travaux, et avais entrepris une thérapie avec Alfhild Tamm, qui avait introduit cette discipline en Suède où elle se heurta, naturellement, à une société peu disposée à prêter attention aux variations sismographiques de la psyché, quand tout pouvait se résoudre par la prière ou la morale. Grâce au docteur Tamm, j’ai pu accepter mon homosexualité. Et c’est alors que je t’ai rencontrée. J’étais vierge pour toi. Je voulais être près de toi dans un monde différent parmi des choses aux noms encore à naître.
Karin Boye – 1900-1941, à son amante juive allemande Margot Hanel – 1912-1941


Jeune fille, au bord de la mer, j’aimais fréquenter les pêcheurs, discuter avec eux sous une barque renversée quand la pluie tombait à verse, ou bien je restais assise sur un rocher comme une sirène, en attendant que ma robe salée sèche sur mon corps, après avoir nagé une heure ou deux. Et je rêvais que mon aimé arriverait par la mer. Une gitane m’avait prédit qu’un prince viendrait jusqu’à moi attiré par ma chanson, et non par ma beauté, et je l’ai remerciée de cet heureux présage en lui offrant la croix et la chaînette de mon baptême. Mais dans mon rêve il s’est noyé.
Anna Akhmatova – 1889-1966 – à son fils Lev Goumilev)


À vingt ans, j’ai essayé de mourir. J’ai attendu qu’il n’y ait personne à la maison, maman était allé assister à la retransmission en direct du sacre d’Elisabeth II chez une voisine, et je me suis cachée dans un recoin de la cave. C’est assez facile à réaliser dans une cave, c’est assez facile de rester là et d’attendre. Tout était confus en moi. J’avais de terribles insomnies, la moindre contrariété me plongeait dans une profonde crise dépressive, et je me griffais les jambes jusqu’au sang. Je voulais vraiment mourir. Je l’avais déjà dit à maman. Je lui avais même proposé de mourir ensemble. Cette fois-là, j’ai laissé un mot pour dire que j’étais partie me promener et que je serais de retour le lendemain. Il paraît que j’étais dans le coma depuis plus d’un jour lorsqu’on m’a retrouvée. On m’a envoyée dans une clinique privée, le McLean Hospital, où les soins furent financés par Mrs Prouty. Elle m’avait invitée chez elle, après que je lui ai écrit un petit mot pour la remercier. (…) Nous avons parlé autour d’un thé et de sandwiches au concombre. Cette conversation a agi comme un révélateur pour moi. Elle m’a demandé si j’avais écrit sur ma famille, et je lui ai répondu que je la trouvais trop ordinaire. Mais elle a répondu que si ma famille était peut-être ordinaire pour moi, elle ne l’était pas pour elle, Mrs Prouty, ni pour les autres, et que je disposais d’un formidable matériel.
Sylvia Plath – 1932-1963 – à son mari – infidèle -, le poète Ted Hugues


Dans un programme éducatif à la télévision, un certain I.A. Richards expliquait « comment écrire un sonnet ». Je t’ai téléphoné, maman, tu te souviens ? Je redoutais que tu me repousses encore. Tu étais la seule personne au monde que je connaisse qui avait écrit des poèmes. Je n’avais personne d’autre vers qui me tourner. Je t’ai téléphoné et je t’ai demandé : « Qu’est-ce qu’une image ? » Cette fois tu ne m’as pas rejetée. Tu m’as expliqué et j’ai osé te montrer mon premier sonnet. Nous étions enfin proches lorsque ton cancer a métastasé
Anne Sexton – 1928-1974 – à sa mère)


Cécile A.Holdban, Premières à éclairer la nuit, Arléa, 2023 240 p., 21€

Choix de Marc Wetzel en lien avec sa note de lecture du livre.