Jacques Laurans a proposé à Poesibao cette note sur un film Nice, les artistes et l’azur, diffusé récemment sur Arte*.
Arte a diffusé en septembre 2023 un documentaire de Thierry Thomas (frère de la romancière Chantal Thomas) dont le titre est : « Nice, les Artistes et l’azur. »
L’écrivain Jacques Laurans a voulu témoigner de son admiration pour ce film très sensible et d’une grande beauté.
N I C E, L E S A R T I S T E S E T L’ A Z U R
Un film documentaire de Thierry Thomas
« J’aime Nice ; Nice c’est ma patrie, Nice m’a fait grandir,
Nice m’a donné la santé, les fraîches couleurs. »
Marie Bashkirtseff
Il existe une image toute faite de la Côte d’Azur ; une image fixe, de seule apparence, qui dans sa plus grande part, repose sur des signes extérieurs affichés, reconnus et célébrés depuis son origine : c’est l’éternel beau temps, le ciel bleu, l’azur de la mer, le soleil doré, le soleil couchant, rouge, rose, orangé. Ainsi le décor est planté par la nature elle-même, comme un éden que l’ Histoire n’aurait jamais traversé.
Ainsi, on oublie que la Côte d’Azur possède aussi une histoire, une autre histoire, avec des jours plus sombres, une histoire souvent méconnue, que le film nous révèlera à son heure.
En premier lieu, Nice, les artistes et l’azur raconte la découverte sans précédent d’un paysage, d’une nature, d’un espace encore vierge que l’azur de la mer nous renvoie comme un miroir scintillant. Et, c ‘est un éblouissement : ce mot reviendra tout à la fin ; ce sera même le mot de la fin.
Cela commence par le sifflement d’un train qui, à sa façon, annonce l’ouverture d’un lieu unique, lumineux, et déjà son enchantement. « Le train a créé la Côte d’Azur », et Nice n’est rattachée à la France que depuis 1860 : « Auparavant, la ville était italienne, ou plutôt piémontaise ». Et, bientôt, à travers les images d’un premier film, on réalise que la Côte d’Azur est d’abord le fruit d’une histoire vraie et rêvée à la fois : « Dans l’Enfant de Paris, un jeune homme arrive à Nice. Il n’en revient pas de ce qu’il voit. L’Enfant de Paris est une fiction ; la Côte d’Azur elle aussi est une fiction ». Une fiction partagée entre rêve et réalité, où se mêlent vérité et artifice, « un lieu où le réel devient image », et que l’invention de la carte postale illustrera bientôt à sa mesure.
Toutefois, c’est d’abord la peinture, le grand sujet de la peinture qui sera déterminant dans l’histoire de la Côte d’Azur, suivie quelques années plus tard par le cinématographe, avec la création des studios de La Victorine, « Ici, dans ce pays chéri des cieux dont la bienfaisante influence guérit le malade, inspire poète, noie les chagrins ».
Pour mieux traduire et représenter cette constante dualité entre les effets du réel et la création picturale, en peinture comme en architecture, de nombreuses images du passé alternent avec des séquences plus actuelles. Ainsi, un tableau de Matisse mis en relation avec un paysage qui l’a inspiré, montre la permanence et l’unité de ce lieu même, de cette lumière idéalement faite pour accueillir ces formes heureuses et leur splendide coloration : « Quand j’ai compris que chaque jour je verrais cette lumière, confie Matisse, je ne pouvais croire mon bonheur ».
Dans son ensemble, le paysage de la Côte d’Azur, se déploie dans un cadre à la fois varié et continu, dessinant la courbe d’une figuration achevée que Matisse contemple et appelle de tous ses vœux ; et lorsqu’on lui demande « d’où vient le charme de vos tableaux représentant des fenêtres », il répond ceci : « Probablement de ce que, pour mon sentiment, l’espace ne fait qu’un depuis l’horizon jusqu’à l’intérieur de ma chambre-atelier ».
Au début de son installation à Nice, « Henri Matisse est une hirondelle d’hiver ». C’est ainsi que l’on appelait les hivernants qui séjournent sur la Côte dès le mois de décembre. Toutefois, cette riche société ne se limite pas toujours à sa seule représentation et, en certaine circonstance, elle peut agir et jouer un rôle décisif dans le devenir et l’édification de la ville.
Ainsi, en 1822, « les résidents du quartier de la Croix de marbre se cotisent pour faire niveler un terre-plein qui longe le rivage : La Promenade des Anglais est née ». Dans cette initiative qui est une nouveauté, se joue peut-être autre chose qu’une simple image de soi : une forme d’affirmation et de présence, « une force de l’apparence à quoi on peut s’unir à Nice », selon la juste et belle expression de Chantal Thomas. Et, il est vrai que « la Côte d’Azur est un Eden voulu, construit, rêvé », le rêve réalisé d’un havre de paix aux multiples mérites, et dont le climat, quelquefois, peut adoucir la douleur d’un mal plus profond : « À la fin du XIX° siècle, on veut croire que le soleil a des vertus curatives. L’essor de la Côte d’Azur est indissociable des ravages provoqués par la tuberculose ». A ce terrible fléau, sera lié le destin tragique de la jeune peintre russe Marie Bashkirtseff qui, le 11 mars 1884, écrivait dans son Journal : « Tout ça est si injuste. Le ciel m’accable… Enfin, je suis encore à un âge où l’on trouve de l’ivresse même à mourir ».
Ainsi, dès cette époque, la Côte d’Azur peut vivre de tels contraires, nourrir de tels contrastes, même si les riches hivernants s’occupent chaque jour à toutes sortes de jeux et de divertissements, sans oublier de fréquentes « virées dans les casinos ».
Autrefois, pour les jeunes artistes en formation, un « Voyage en Italie » était de rigueur. Désormais, ce n’est plus aussi vrai, maintenant, « Eux vont sur la Riviera », selon Monet, qui écrit : « Ici ce n’est que du bleu, du rose et de l’or » (…) « Il faudrait une palette de diamants et de pierreries. Les artistes ne sont pas les seuls à ne pas savoir comment s’y prendre avec le milieu aquatique ».
Cependant, dans la fondation de la ville de Nice, il existe un autre style de peinture, comme un art sans signature qui, à sa façon, participe à la beauté de ses formes et de ses décors. Ce sont notamment ces frises peintes sur les façades de luxueuses villas, et de certaines maisons que les maçons, et les ouvriers piémontais, ont réalisé au cœur de la ville.
À travers ses choix et son propre goût, le peintre Ernest Pignon-Ernest prolonge et célèbre encore cette tradition picturale issue d’une longue fraternité de métier : « Je ne fais pas des œuvres d’art, précise le peintre, je ne fais pas des œuvres qu’on peut après exposer. J’interviens au sein de la communauté dans laquelle nous vivons et je fais des images qui l’exprime ».
D’une manière générale, une forme de liberté, et même d’affranchissement, qui d’ailleurs n’est pas sans lien avec la pratique du jeu, commence à apparaître ici ou là ; le corps plus libre, plus dévoilé, s’abandonne peu à peu au plaisir si neuf de cette nature généreuse et bienfaisante.
Au passage, l’expérience de Nietzsche évoquée par Chantal Thomas, nous rappelle aussi que le grand philosophe « mettait fin à un mode de vie étriqué. (…) découvrait la vie entière, c’est-à-dire la vie par le corps et le soleil, et quand il arrive, il s’installe près du port et il dit : C’est la ville que j’aime, c’est la ville italienne ».
Puis, soudain, tout s’obscurcit; et cette vie facile, légère, heureuse, s’interrompt brusquement ; des jours beaucoup plus sombres vont succéder à cette période de jeu comme hors du temps, et du drame qui s’annonce.
En 1914, « les hôtels sont désertés et accueille les premiers blessés des lointains champs de bataille ». Mais, quatre ans plus tard, dès la fin de la guerre, l’attrait de la Côte d’Azur se renouvelle, et « les voyageurs reviennent et se rapprochent du rivage. La Garoupe au Cap d’Antibes est une exception dans la région. C’est une plage de sable non de galets. Picasso aime tant le sable fin qu’il le colle sur ses toiles et peint par-dessus » (…) « Ici s’invente les plaisirs de la plage ». La mer est apprivoisée, et l’on voit d’intrépides jeunes gens plongeant tour à tour d’un très haut rocher.
De son côté, Matisse, au début des années 20, réside toute l’année sur la Côte : Ce n’est plus un « hivernant ». Dans son nouvel appartement, clair et lumineux, « il y a une grande baie vitrée », rappelle Claudine Grammont, Directrice du Musée Matisse : « Et cette grande baie vitrée va modifier sensiblement sa peinture, parce que cette grande baie vitrée, ça donne sur une sorte de plongée dans le bleu ». Comme ces jeunes garçons qui sautent du grand rocher, Matisse à son tour plonge tout son regard dans l’élément marin : « On est quand même assez haut et on est dans le bleu. Le bleu pour Matisse, certes c’est Nice, mais en fait Nice rejoint son bleu », souligne Claudine Grammont.
Parallèlement au voisinage de sites familiers, « Matisse fréquente assidûment les salles obscures » (…) « Le peintre recrute ses modèles dans le milieu des figurantes de la Victorine, lui aussi habité par un rêve d’Orient » (…).
Au cours de cette même période, Matisse n’est plus seul sur la Côte d’Azur ; Pierre Bonnard qui « a découvert le Midi en 1904, à Saint Tropez, achète en 1924, une villa au Cannet : « Bonnard était quelqu’un en permanence à la recherche d’une lumière exceptionnelle, de cette lumière qui viendrait justement de la couleur », selon Véronique Serrano.
Tel est le phénomène vécu et accompli par Pierre Bonnard qui, à partir d’une expérience graduelle de la lumière – intime, mentale et organique – , se transporte et se réalise en un deuxième temps dans la plénitude de la couleur. « Jusqu’à la fin des années 30, les deux visages de la Côte, celui d’avant 1914 et celui de l’hédonisme moderne coexistent ». La fête continue, de même et autrement, à travers galas, concours d’élégance, et aussi la participation d’un plus grand public, toujours sous la forme d’un spectacle en couleur qui n’en finit pas.
Maintenant, la ville entière s’ouvre à cette mise en scène collective, et Matisse peint ce que tout le monde aime, filme, photographie. Il peint la bataille des fleurs pendant le Carnaval : « Le rôle de l’artiste, dit-il, est uniquement de saisir des vérités courantes, d’isoler des lieux communs qui par lui prend un sens profond ». C’est dans cette même période que le jeune cinéaste Jean Vigo tourne A propos de Nice, un documentaire sans concessions, plus vrai que nature, où les corps, et parfois les visages, se font plus outranciers, plus grimaçants que des masques de carnaval.
Au cours de la seconde guerre mondiale, ce n’est qu’ en 1942, « à la suite du débarquement des Alliés en Afrique du Nord, que la zone libre est occupée » (…) tandis que « La Côte est livrée aux Italiens ». (…) « La fille de Matisse qui était résistante a été arrêtée et torturée par les nazis, mais elle réussit à s’enfuir » et à rejoindre son père qui réalisera « une série de portraits de sa fille ».
Mais la guerre continue et de lourdes destructions ont lieu à Nice, notamment avec la disparition du Casino de la Jetée promenade : « Bercée par le bruit des vagues. Il ne reste plus rien de tout cela ».
Une grande page se tourne ; la Côte d’Azur est bel et bien entrée dans l’Histoire.
Après la guerre, celle-ci prend un nouvel aspect. Le premier train qui était à l’origine de sa découverte, est remplacé par le Mistral et puis Le Train bleu. Le monde change, et la Côte elle-même prend un nouveau visage ; désormais « les touristes sont les nouveaux rois ». Ils ne tiennent plus en place, ils veulent tout voir ; leur regard ne se pose jamais. Les peintres élisent un lieu et ne le quittent pas des yeux ».
En 1952, Matisse réalise « La Vague » qui, dans forme pure, et son extrême simplicité, avec l’usage d’une seule couleur, le rythme et le dessin d’une seule ligne, résume à la perfection toute sa pensée et le sens de son œuvre : « Il y a un dessin commun à toutes les choses, les plantes, les arbres, les animaux, les hommes, et c’est à ce dessin-là qu’il faut s’accorder. Il m’a semblé que mon dessin était comme la respiration de la mer. »
À la fin, le film ne se referme pas tout à fait ; comme à travers une porte entr’ouverte, filtre alors une étrange question, en écho à une scène du film de Demy, « La Baie des anges » : « Que faisons-nous de nos éblouissements ? ». Est-ce une leçon de choses qu’il faut entendre là ? Comme l’expérience sensible d’un lien, autour d’un paysage, ou d’ une chose justement, qui saurait nous instruire, nous révéler à nous-même, à ce monde dans son insaisissable beauté.
Jacques Laurans
Fiche du film qui n’est malheureusement plus disponible sur Arte