Marc Wetzel dit aux lectrices et lecteurs de Poesibao son admiration pour ce livre qui invoque quinze femmes poètes essentielles.
Cécile A.Holdban, Premières à éclairer la nuit, Arléa, 2023 240 p., 21€
L’idée est neuve, et nette : faire parler (en les faisant écrire !) quinze poétesses (du XXème siècle) successivement, s’adressant (fictivement) à des interlocuteurs (réels, privilégiés, déterminants pour elles), sur une huitaine de pages chacune. Chaque chapitre : un court extrait, une photographie, un sous-titre, quelques citations glissées en italique dans la respiration du texte : à chaque fois, une lettre sobre, exacte, synthétique. Et belle.
Ce pari périlleux est un chef-d’œuvre d’équilibre, de naturel et de justesse. D’équilibre : parfaite balance des quinze destins, égalité d’impacts, échos mutuels toujours francs et pondérés. De naturel : si l’intention est partout fervente, le style est miraculeusement neutre ; on entend thèmes directeurs et contrastes se lever, impartialement, comme d’eux-mêmes, sans tensions ajoutées ni luttes extérieures de langage, depuis la voix restituée. De justesse aussi, car il n’y a pas, sur deux cents pages de ces « correspondances » bâties, le moindre excès, la moindre faute ou incongruité, le moindre écart au discours suffisant d’une vie. Probablement parce que l’auteure est elle-même à la fois poète, traductrice et peintre (et les trois, remarquablement), la transcription précise des enjeux, des vertus et des impossibilités centrales de chacune – de ces quinze dames de paroles et d’idées – est opérée, et superbement réussie.
Ce style délibérément neutre (pour pouvoir convenir à toutes les rédactrices, sans en plagier aucune) évite de se demander qui parle, en nous rivant, aussitôt et merveilleusement, à ce qui est dit. Il n’empêche pourtant en rien l’acuité poétique de Cécile Holdban : le ton des formules signe ces détails. Anna Akhmatova évoquant son « nez busqué comme une signature« , ou « ces années où » sa « lyre était devenue pierre« ; Edith Södergran, depuis son sanatorium, remarquant que « ce qu’il y a de terrible chez les poitrinaires, c’est cette façon qu’ils ont de regarder les autres malades »; Gertrud Kolmar – un temps éducatrice de jeunes sourds-muets – à laquelle Holdban fait dire : « C’est curieux, tu ne trouves pas, que moi qui avais tant besoin de donner une voix à mon silence intérieur, et qui avais soif d’apprendre de nouvelles langues pour pouvoir renommer le monde, je me sois occupée d’enfants qui ne pouvaient ni m’entendre ni parler. Comme s’il me fallait rééquilibrer quelque chose« (p. 42); ou Marina Tsvetaïeva, décrivant ainsi elle et sa sœur appelées au chevet de leur mère mourante : »Nous avons couru, en arrivant trop tard dans la chambre, car mère était déjà cette étrangère de cire qu’on nous a demandé d’embrasser » (p. 62); et Antonia Pozzi (la poète-alpiniste, suicidée à 26 ans), nous confiant ici : « en écrivant un poème, je cherchais à gravir ma vie rêvée » (p.195).
L’admirable unité de ce livre vient de la discrète (et décisive) découverte des questions d’existence propres aux poétesses. Les thèmes apparemment dissociables du deuil, de l’instruction, de la folie, du judaïsme, des privilèges, du lesbianisme, de l’abnégation, du polyglottisme, des addictions et du silence … relèvent d’une même première hantise de n’avoir – comme femme poète – qu’une identité « égarée » (car devoir porter la curiosité du monde en même temps que la complexité de la vie, là où les hommes poètes ne portent que la première, et les femmes non-poètes la seconde seulement, cela peut faire dire à un être humain quelque chose comme « Jadis, j’étais belle. Maintenant je suis moi-même« , Anne Sexton, p. 204). L’homme peut tout permettre à sa parole, parce que la langue paternelle n’est qu’un adjuvant; mais une femme ne peut jamais tout dire dans une langue (la « maternelle ») dans laquelle chacun, enfant, apprend à aimer, et où le sens fit d’abord pour lui acte de présence. La responsabilité de la parole féminine est ainsi celle d’une source vivante de toute langue, qui ne peut, elle, arbitrairement transiger avec l’amour du sens. D’où des créneaux de mort volontaire dont la soldatesque mâle (Nerval, Celan, la Soudière …) ne peut, malgré ses sincérités, faire son même chemin de ronde.
Questions spécifiques d’existence, donc, comme : comment se satisfaire de ce qui est, au vu du traitement que toute poésie vivante fait subir à l’être des choses ? (Karin Boye nous répond : »Je suis malade d’une soif pour laquelle la nature ne créa point de boisson » p. 138); comme : comment choisir, sans trahir l’univers qu’on aura toute sa vie célébré, un endroit en lui qu’on vient salir de son suicide ? (Karin Boye, à nouveau, p. 143 : « Je savais où je voulais aller. J’avais repéré depuis longtemps, au cours de nos promenades, un rocher au sommet de la colline dominant la ville. C’était la nuit noire. Quelques étoiles seulement plantées dans le ciel, les frondaisons des arbres dessinaient une dentelle de suie. J’ai avalé tous les comprimés en deux gorgées et me suis recroquevillée contre un rocher, en position fœtale. Je ne sais pas qui me trouvera ni quand. Je me sens en paix. Je ne veux pas revoir l’aube. Va-t’en, lumière ! Tu écrases l’argile que tu prends pour demeure ». Comme : comment définir la poésie, sans mutiler son sens en l’écrasant sur la raison ? Réponse : en lui faisant dire la vie que, spécifiquement, elle donne. Ainsi fait Forough Farrokhzad : « une maladie heureuse« , ou l’art de « saisir les mouvements du silence » (p. 91); ainsi Ingeborg Bachmann : « Me tenir rayonnante devant les plus profonds abîmes« (p. 79); ainsi Alejandra Pizarnik : « quelqu’un chante le lieu où se forme le silence« (p. 109); ou Nelly Sachs, constatant qu’auprès de Paul Celan, elle n’était « plus seule à habiter l’inhabité » (p.101).
Mention spéciale à la question : comment caractériser, respecter, sauvegarder son propre père, sans divorce, meurtre ni inceste, quand, poétesse, on est devenue, par travail de langage, forcément mère de son œuvre ? Comment comprendre celui dont s’être (scrupuleusement, et comme professionnellement) déprise ? Verdicts alors cinglants, même pleins de compassion : « Mon père, lui-même instituteur, nous a abandonnées, ma mère, ma sœur et moi. Je ne lui en veux pas. C’était le type même du Chilone errante (Chilien errant), il se destinait à la prêtrise » écrit Gabrielle Mistral; « Après tout, notre père » écrit ici Gertrud Kolmar à sa sœur Hilde, « m’avait par deux fois forcé la main. En m’obligeant à avorter. Et en publiant mes poèmes, en allant les chercher dans la boîte où je les gardais sans les montrer à quiconque. Mais je sais qu’il a agi comme un père n’ayant en tête que ce qui, selon lui, était le mieux. J’ai souffert dans ma chair, mais je crois qu’il essayait de me réconforter, après la perte de l’homme que j’aimais et de l’enfant que je portais »; et, dans l’extraordinaire lettre d’A.Pizarnik écrite ici directement à son père, on lit ceci : »Maman et toi, vous m’aimiez. Mais nous étions écrasés, à la maison, par le poids des morts que vous aviez laissés en Europe. Cette mort concentrationnaire que vous aviez fuie à temps (…) J’aimais être juive parce que Freud et Kafka l’étaient. Puis, ainsi, je parvenais à te rejoindre, papa, dans ton statut de heimatlos » (p.109 et 111).
C’est un livre extraordinairement réussi ; il sera aimé de ses lecteurs, et les aidera. Loin d’un féminisme déclamatoire (assurant que la voix féminine mérite d’être comprise), on fait vivre ici, directement, des sorts de femmes qu’il nous faut, nous, mériter de comprendre et nous réjouir d’admirer. Ces Premières à éclairer la nuit, elles, mériteront d’entrer dans les écoles, d’y être lues et commentées, comme le classique, probe et accompli, que ce livre (humble, audacieux, singulièrement utile et magistral) deviendra.
Marc Wetzel
On peut lire ici de larges extraits de ce livre.