Yannick Torlini, « Visages/Fenêtres », extraits, [III/4, Inédits]


Yannick Torlini ouvre la question du temps comme lieu et dans ce lieu, un être humain dans un monde ouvert.


Visages/fenêtres » (extraits)


À quel lieu appartiendrait-il, lui qui ne serait ni du dehors, ni du dedans ? À quelle ligne ou limite, et entre qui, ou quoi ? Serait-ce la nuit, ou bien la fenêtre ? Ce qui passe de pensées, sous le crâne, ce qui passe de langue, dans la bouche : où, et vers où ? Serait-ce ? Ainsi tout meurt : à la lisière, au seuil, tandis que d’autres nuits viendront toujours se heurter à la fenêtre, d’autres ombres engloutir l’œil. Ainsi va et tout meurt : où, et vers où. Ainsi va lorsque tout meurt : fenêtre, image et récit, peut-être. Où, vers ce où.

Avant de disparaître sans doute, il faudrait lui trouver le nom véritable, celui qui pourrait appeler, ce qui se cache derrière l’image, ce qui superpose son intérieur à l’extérieur : nommer, absolument, nommer ce visage, cette fenêtre et cette nuit, comme on construirait un abri ou une simple cabane contre la tempête, en un lieu de toute façon inhabitable et voué au désert. Nommer, chaque visage qui est un nom.


Avant de disparaître, ce là : un nom qui, une fois prononcé ou écrit, ne serait déjà plus un nom, mais seulement une rumeur ou un fragile amas de lettres et de bruissements. Une forme d’égarement plein de murmures, de bois sec et de végétations pourrissantes. Ainsi l’oublier, et ainsi l’oubliant durerait la nuit, et ses ombres modelant le reflet d’un visage, inventant traits et contours au gré de leurs tremblements. Ainsi l’oublier. Ainsi seulement. Non pas nommer, mais raconter, et dans ce récit trouver l’essence même de la chose : ce qui un jour devient fenêtre, nuit et visage, ce qui un jour devient, avant de disparaître finalement, de quitter fenêtres, nuits et visages, finalement, avec la discrétion convaincue des évènements infimes, la nécessité de retourner au désert, toujours. Et finalement.


Assis à la table, il y aurait un homme. Son visage creux tourné face à la fenêtre scruterait la nuit qui s’étend au-delà, y cherchant peut-être une phrase depuis longtemps oubliée par tous, et par lui-même également. Une phrase ou un simple assemblage de matière, de lieux, de temps épars. De nuits encore. Quelque chose comme un secret inestimable, une vérité ignorée de chacun, ou la seule beauté d’un mythe. Ce qui pourtant s’étendrait dans l’obscurité par-delà cette fenêtre : les frondaisons d’une forêt dense et silencieuse. Hêtres, ormes et saules : les seuls noms qu’ils posséderait pour raconter, les seuls noms sans images, leurs oraisons de sylves mentales et toujours prêtes à brûler, ou à disparaître. Quelques sensations aussi : des mouvements brefs d’ailes, désordonnés, épars, les murmurations à l’orée, le balancement des branches, la faible luisance d’un ciel sans lune.


L’homme et le visage partiraient de ce peu. De cet instant sans nom. Mais il faudrait se représenter ce peu comme une origine, et cette origine : un récit. Le moindre fait. Le moindre geste. Tout ce que l’on peut recueillir. Tout ce qui désir encore être recueilli. Presque.
De ce récit découlerait une multitude d’autres : branches, rameaux et bourgeons. Sève, écorce et duramen. Le cœur sensible et lignifié d’une langue : humide et rugueux comme un lieu, où quelque chose aurait justement eu lieu, plutôt que rien. Mais tout commencerait par ce là, par le tronc de ce là : l’homme et la nuit, le reflet d’un visage qui ne serait probablement déjà plus le sien, un creusement, une forêt qui ne serait aucune forêt, et peut-être aussi toutes les forêts passées et à venir, imaginées et tues, vibrantes et silencieuses. Ou encore : une fenêtre où voir, ce qui peut l’être malgré tout. Une fenêtre comme une respiration.

Alors, du lieu essaimerait, juste avant la phrase : ce qui est. Ce qui trébuche là et s’avance malgré tout, ce qui, tâtonnant parmi les possibilités, cherchant de ses doigts rêches et rugueux, se heurte à l’absence et fouille la moindre obscurité, la moindre parcelle fertile de ce qui est : quel serait le visage d’un visage ? Le reflet d’un reflet ? De quelle langue est fait ce qui est ? Quel creux au sein du creusement ?

Aussi l’homme ne serait-il peut-être qu’une ombre, ou un mythe, le commencement d’un monde qui peinerait à venir et à s’éteindre. Mais la forêt, seulement la forêt : tout partirait de là, se dirait-il, tout partirait de là et de ce nulle part, de ce récit monstrueux fait de terre, d’humus, de racines et d’insectes rampants, de ces vies souterraines antérieures à toutes les vies. Du chaos des guerres silencieuses, qui se mènent dans l’en-deçà. Tout partirait, tout disparaîtrait dans ce là, se dirait-il, dans un reflet.


Yannick Torlini est poète, il a déjà publié une vingtaine de livres.