William Cliff publie un nouveau livre de poésie, « Des Destins », aux éditions de la Table ronde. En voici quelques extraits.
Un papillon de nuit est venu sur ma lampe
pendant que je lisais Stevenson magnifique
racontant son passage en l’Atlantique immense
et puis traversant en train toute l’Amérique.
Et comment il vécut au bord du Pacifique
à San Francisco où j’ai séjourné un peu,
racontant la froideur de l’océan rythmique
s’écrasant sur le sable avec un bruit furieux.
Le papillon de nuit s’est terré Dieu sait où
pour ne plus déranger mon merveilleux voyage
où Stevenson insiste qu’il attend beaucoup
de sa plume pour solder un gros arrérage :
son père heureusement revient à la raison
et consent à lui faire enfin une pension.
(p. 10)
*
À cause de son oreille il est complexé,
il a une oreille toute racrapotée,
on ne sait pas si ça vient d’une hérédité
ou si un accident a provoqué l’affaire.
Est-ce pour ça qu’il a si mauvais caractère?
Les Gembloutois disent qu’il est épouvantable,
pourtant avec moi il est toujours très aimable
mais moins enthousiaste qu’il n’était avant
quand il venait m’aider à planter dans le vent
des arbres sur le ravel pour faire une drève.
C’est vrai qu’il a des idées très catégoriques,
à quoi j’ai répondu par le mot de Pascal
« le cœur a ses raisons… » J’ai vu dans ses mimiques
qu’il s’inclinait devant ce nom phénoménal
(p. 12 – aux lecteurs intéressés par les mots « ravel » et drêve », je propose de consulter le dernier Flotoir mis en ligne hier).
*
Chaque fois que je vois cette haute maison
si noble avec son air de grande solitude,
j’imagine le froid qui en toute saison
doit régner en ses murs de sombre brique nue.
Et avec tous ces trains qui passent devant elle
ne doit-elle pas trembler comme nous sentions
trembler autour de nous les murs de la maison
où nous vécûmes tant de réclusion cruelle?
C’est qu’elle aussi était près du chemin de fer
et quand un convoi de marchandises passait,
toute notre maison tremblait et balançait
sans jamais pourtant qu’elle ne tombe par terre,
jamais malgré leur grandeur pourtant très hautaine
ses murs ne se sont écroulés sur elle-même.
(p. 20)
*
Qu’est-ce que j’ai appris dans mon adolescence?
J’ai appris à chanter à quatre voix, c’était
un rideau qui se levait sur mon ignorance
et qui abolissait le grand vide où j’étais.
Il existait un chœur de garçons au collège
qui ne craignait pas de chanter à quatre voix,
lorsque j’entendis ce chœur, mes larmes coulèrent
du profond de mon être, ainsi à chaque fois
je sentais des frissons me parcourir l’échine,
je voyais ces garçons bêtement rapprochés
qui chantaient sans savoir quelle beauté sublime
émanait de leurs chants ainsi harmonisés.
À la fin, je devins choriste dans ce chœur
dirigé simplement par un éducateur.
*
Je veux de la poésie, de la poésie
pour charmer la déroute de mon existence,
mon âme désire qu’elle se rassasie
avant d’aller plonger dans sa sombre échéance.
Car il y a dans l’air une forte appétence
vers un éblouissement profond et nouveau
que mon encre écrivant sur cette page blanche
veut se réciter pour enchanter mon cerveau :
miracle du soleil qui brille sur la terre
après les longues pluies qui nous ont désolé,
printemps qui justifie que point ne désespère
l’immensité du cœur se sentant appelé
loin de la pollution qui insulte à l’emprise
des vœux toujours renaissants de la poésie.
William Cliff, Des Destins, la Table Ronde, 2023 (parution le 2 mars), 352 p, 22€
sur le site de l’éditeur :
C’est un chemin ample, et parfaitement cadencé, que William Cliff nous propose d’emprunter avec lui dans ce nouveau livre des origines. Avec le sonnet comme exigeante charpente formelle, il transporte page après page la simplicité puissante de son univers au rythme tranquille de sa langue limpide, rocailleuse et charnue.
Des destins commence par revenir sur son enfance dans la petite ville wallonne de Gembloux, brossant les portraits intimes, souvent caustiques, de quelques-uns de ses proches. Il y a sa marraine – « une femme despotique qui avait mal au foie et criait son malheur », son parrain – « mon oncle bien-aimé qui a cessé de respirer / et dont le corps est cadenassé dans un coffre bien fermé », et de sa bonne-Maman, lectrice de romans policiers et fumeuse de tabac égyptien. Chacun a nourri à sa façon le destin poétique de l’auteur. Puis, la généalogie familiale laisse place à l’évocation de premiers émois érotiques auprès des garçons du village et du pensionnat, bientôt entremêlées de récits amoureux de l’âge adulte. Portée par un allant méditatif et la grande souplesse du vers, une sagesse désabusée et amusée se glisse dans les interstices de sa poésie narrative, entre un hommage à Baudelaire et un autre à Walt Whitman. La conscience du temps qui file surgit dans la banalité de scènes quotidiennes – un retour de nuit arrosée, une méchante chute sur les pavés – tandis que le poète solitaire voit la vie et la mort se tenir main dans la main, partout, dans la texture étrange des rencontres et des choses.
Ainsi « la putrescence des oignons quand vient l’été / est nécessaire pour la floraison des fleurs / lesquelles fécondées donneront la jetée / des semences perdues au fond des profondeurs ».
William Cliff est né à Gembloux en 1940, quatrième enfant d’une famille de neuf. Il a suivi des études de philosophie et de lettres à Louvain. Le poète catalan Gabriel Ferrater, sujet de son mémoire de licence, a eu une influence déterminante sur son propre travail. C’est Raymond Queneau qui le découvre et le publie chez Gallimard en 1976. Une consécration pour ce poète écorché vif, désespéré et romantique que l’on compare pour le climat de sexualité exacerbée à Baudelaire, à Verlaine et à Rimbaud. Cliff revendique son homosexualité et beaucoup de ses poèmes sont inspirés de ses aventures charnelles, réelles ou fantasmées. Ironique, cinglant, provocant, pitoyable et émouvant, il exprime une certaine nausée existentielle moderne.
Il a reçu en 2015 le prix Goncourt de la poésie pour l’ensemble de son œuvre.