Philippe Beck, “Ryrkaïpii”, lu par Christian Désagulier


“Tout commence par une dépêche de l’AFP, un 6 décembre 2019. Près du Détroit de Béring, dans le district de Tchoukotka”


Philippe Beck, Ryrkaïpii, éditions Flammarion coll. Poésie, 296 p. , 2023, 20€


Tout commence par une dépêche de l’AFP, un 6 décembre 2019. Près du Détroit de Béring, dans le district de Tchoukotka, des ours blancs empêchés par des glaces trop fragiles de gagner la banquise et ne trouvant plus à manger sur ces confins, 56 se sont regroupés près du village de Ryrkaïpii, qui sonne à prononcer son nom comme un arpège égrainé sur une Lyre dure en forme de balalaïka, un accord qui se devait d’inspirer Philippe Beck.

Aussi les habitants stupéfaits, redoutant l’animal affamé qui n’hiberne que le temps de digérer, à la différence de son cousin brun, nourrissent-ils à ses abords nos 56 ours polaires déboussolés avec des cadavres de morses. En dépit de sa gueule d’ange interrogative aux deux petits boutons noirs • • et celui plus gros • souligné d’un trait – dont nous chérissions les modèles réduits et endormissants pelucheux, à Ryrkaïpii le souvenir d’enfant oblige assorti de l’inconscient reptilien qui imposait un qui-vive dans la grotte de cohabitation que les grands corps bruns endormis réchauffaient.

Dans cette « hilarotragédie » comme en poète néologue il qualifie ce nouvel opus, cette tragicomédie convoque d’hybrides héroïne et héros accourant du fond des Âges dont le vacarme a fait sortir le plantigrade de ses rêves caverneux.

Notre ours qui a lu Jean Baudrillard sait que « puisque le monde nous est donné d’une certaine façon inintelligible, il faut le rendre plus inintelligible encore », aussi Philippe Beck s’est-il résolu à s’occuper de la mise en scène.

Et ce banquet de grognements sanguinolents de nous inquiéter aux rythmiques à-coups de mâchoires, aux syllabiques déglutissements, de nous adresser des Save Our Souls, des • • • — — — • • •. Ainsi la vie des habitants ahuris comme nous sommes à la lecture de ce festin de mots peut-elle poursuivre son cours en attendant que les températures retombent.

… Ours blanc
est subtil et emprunté. Il provoque
des oraisons dans la pharaonique
suppression des nouveautés. Sa musique animale
est le Conte du Cri. Elle affecte l’aplani.
Mais le Plan est maintenu.
Est-ce qu’il faut le poème comme une approche
du cercle hiberné, sans effarer les Dictées ?
Des Traités privés d’hiver ?

Des Dictées de fautes incompréhensibles.

On entend voir paraître sur la scène de ce nouvel Opéradique une colonne d’ours que la faim enivre, aux déguisements de personnages gréco-romains mythologiques et romanesques ou dissimulés sous le pelage, les plumes ou les écailles de tous les autres animaux de la Création. Tous défilent et défient l’entendement en habit de carnaval sémantique, suivent un joueur d’Hamelin équipé de l’attirail du poète-orchestre, un Hamelin que les ours auraient envahi après en avoir dévoré les rats.

Autant d’ours en liberté ayant fait fuir les montreurs aux belles phrases, portant des loups que les chaperons rouges que nous sommes , sommes tentés d’arracher, il ne faut pas avoir peur de n’y rien comprendre – l’effrayante clarté -, cela ne s’est jamais lu !


Sur le Terrain Ardu on ne cherche pas
ce qu’est l’existence. Elle est récitée.


Les ours ne savent pas jouer à la marelle aux carrés de glace flottants et le cœur est un caillou imprécis.

On y fera donc des découvertes ténues. Ainsi Baubo, grecque déesse qui met les rieurs de son côté en montrant ses parties génitales, ce qu’aurait peint Gustave Courbet à l’Origine du monde, ou Fiammetta en flamme d’amour incarnée qui donne son nom au ballet fantastique de boulevard moscovite, livret de Meilhac et Halévy – c’est une hilarotragédie -, musique de Léon Minkus.

La musique veut-elle dire quelque chose ? Oui, la musique nous délivre des mots.

Car c’est bien une partition atonale de phonèmes aux écarts de syntaxe dissonants, je convoque ici le Capricorne de Giacinto Scelsi, qui nous affolent et font douter de la raison quand le son déstabilise le sens comme un ours rôdant autour de la maison, avant que d’un coup gueule, porte s’ouvre, et le poème nous avale.

Ce à quoi Philippe Beck, rhapsode et ymagier parvient, avant que des Ours on ne voit plus qu’une Grande et une Petite dans un ciel d’hiver tropical.

Christian Désagulier

Philippe Beck, Ryrkaïpii, éditions Flammarion coll. Poésie, 2023, 296 p. 20€

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