Jean Renaud embarque les lecteurs de Poesibao à bord de cette “grande pirogue en souffrance”, du poète allemand Volker Braun.
Volker Braun, Grande pirogue en souffrance (Luf-Passion), traduction et préface de Jean-Paul Barbe, éd. Bardane, 2023, 52 pages, 8 euros.
Grande pirogue en souffrance
Le 21 septembre 2021, au cœur de Berlin, tout près de l’Île aux Musées, dans le nouveau château, à la fois baroque et moderne, construit sur le lieu occupé successivement par le château de Berlin puis par le palais de la République de l’ex-RDA, le Humbolt-Forum, aux collections centrées sur les cultures extra-européennes, est inauguré en grande pompe. Le même jour, Volker Braun publie Luf-Passion dans le Berliner Zeitung.
Luf est le nom d’îles situées au large de la Papouasie, et qui furent, comme d’autres en Mélanésie, brutalement conquises et occupées par la puissance allemande. Si les noms de la plupart n’évoquent rien de cette histoire (Mariannes, Carolines, Samoa, Salomon, etc.), nous pouvons lire toutefois sur les cartes celui des îles Bismarck.
Dans ce nouveau musée, et donné par les guides comme un de ses “points forts”, se trouve un bateau, rapporté justement des îles Luf. Ce bateau est l’ultime témoignage, inachevé, de l’art des habitants du lieu, tous les autres, “sculptés et peints”, ayant été détruits lors d’une sanglante expédition de la Kaiserliche Kriegsmarine. “À la fois trophée de l’exploration du monde et Preußischer Kulturbesitz : patrimoine culturel de la Prusse”, écrit Volker Braun en quatrième de couverture, avec l’ironie la plus sombre.
Ajoutons que, dès l’origine, le projet du Humboldt-Forum a suscité la polémique. Reproche lui a été fait d’être “euro-centriste, restauratif et rétrograde”. Quant au texte de Volker Braun, la direction du musée l’a parfaitement ignoré, en dépit de la notoriété de son auteur, quoiqu’il lui ait été d’abord envoyé.
Il s’agit d’un livre mince, moins de 40 pages, constitué d’une suite de textes brefs, prose ou vers, simplement juxtaposés, selon un montage sec. Ces textes sont tantôt de Volker Braun (on doit le supposer), tantôt des citations, exactes ou non, attribuées ou non. Ainsi trouve-t-on un paragraphe de Diderot, extrait du Supplément au voyage de Bougainville, une page “d’après Pasolini”, une strophe attribuée ironiquement à “Albert de Prusse / Joh. Seb. Bach ” (“La volonté de mon Dieu puisse se faire en tout temps / Ce qu’il veut est ce qu’il y a de mieux…”).
Mais ce que cite principalement ce livre, et qui le constitue, c’est la parole, authentique ou imaginée (difficile de savoir, d’être sûr) de ceux que l’entreprise coloniale a mis face à face. D’un côté, celle des colonisateurs, militaires ou commerçants, brutale, arrogante, atroce : “enfants / Qu’ils sont et qu’ils resteront”; ils “poussent l’audace / Jusqu’à se défendre ! Cela m’a mis en rage” ; “Les habitants du lieu / Vivaient pour ainsi dire de leur oisiveté[…] Ils ne se souciaient que d’eux-mêmes. / Cet état de choses était déplorable.” De l’autre, celle des insulaires, à la fois fière et désespérée: “Nous écrivions à même le vent et sur le sable. / Nous allions tête haute” ; “Quand on m’eut fait violence / Derrière les latrines / Et àmes sœurs de même […] / Nous étions / Vouées à la mort.”
On est tenté, et on vient de le faire, de garder de ce livre telles phrases fortes, dénonciations éclatantes de la violence coloniale. Mais ce qui retient le plus, ce sont sans doute, hors de ces formules, ces nombreux passages à l’écriture sèche, étroite, dépourvue d’émotion explicite, où l’on peut reconnaître la manière des objectivistes américains, en particulier celle de Reznikoff dans Testimony. Par exemple, côté allemand: “En onze jours 350 fusiliers marins / Ont éliminé sur env. six kilomètres carrés / Cinq villages et le bourg principal, avec tous les ustensiles / Et nasses, des canoés à n’en plus finir dont certains / De plus de 30 pieds de long, afin de leur ôter / Tous les moyens de fuir…” Ou, côté insulaires : “Les survivants avaient encore construit cet unique / Bateau, mais en raison du recul de la / Population n’avaient jamais pu lui trouver / D’équipage. Il n’a donc jamais été utilisé parce qu’on / N’en avait pas l’usage et que personne n’a réussi à le mettre à l’eau. A la suite de quoi il est / Resté sur la plage.
Aucune emphase dans ce livre, aucune utopie primitiviste. Simplement cette suite de faits, de vérités simples, élémentaires, ces notes jointes, heurtées, dans lesquelles la voix s’élève sans s’élever, tremble sans trembler. Et si cette histoire, cette affaire paraît, peut-être, venir de loin, dans l’espace et le temps, c’est bien notre présent qu’elle saisit. Non seulement celui d’un musée tout neuf, voué à célébrer, comme innocemment, une abjecte entreprise, mais celui que résume le meurtre de George Floyd, le 25 mai 2020, à Minneapolis. On lit à la dernière page : “Nous / Devons cesser, cesser / De nous agenouiller sur la nuque d’autres / Qui ne peuvent pas respirer.”
Jean Renaud
Extraits du livre
1.
Introduction
Au début Dieu créa le ciel et la terre
Et la terre était sans forme et vide
Et les ténèbres régnaient sur la surface des eaux
(Joseph Haydn, La Création, n° 1)
Mais eux, empruntant le plus naturel
Des chemins, l’eau, venus de loin
Avec leurs longues pirogues, gagnèrent les îles
Et ils virent que cela était bien.
2. Feuille topographique
III
Nous avons vu les bateaux de fer. Le chef
Levinan a posé un bâton, entouré
De feuilles de palmes et de roseaux
En travers du chemin, pour qu’ils l’évitent
Tout comme les arbres qui nous sont
Sacrés. Mais plus rien n’était tabou pour eux.
IV
Nous fîmes route avec la canonnière
HYENE et la corvette CAROLA pour punir
Ces rebelles et de nos obus avons mis
Leurs huttes en feu. Et tous ces messieurs s’étant
Réfugiés dans la brousse, nous avons pris pied
Sur la côte et avons fait du petit bois de leurs bateaux,
Rien que grands canots tenant la mer, sculptés
Et peints, ce qui nous étonna. Ils étaient aussi
Nécessaires à leur vie que les plantations de palmiers
Et arbres à pain que nous dévastâmes
De semblable façon de telle sorte que ces
Sauvages n’aient plus rien pour vivre. La moitié
Estait déjà occise et les autres
Furent poussés à la mer. Voilà ce que j’ai vu.
(pages 15 et 17-18)