Poesibao propose ces extraits de Grand Saint Vincent d’Eric Sautou en lien avec une note de lecture de ce livre.
Eric Sautou, Grand Saint Vincent, éditions Unes, 2023, 104 p., 19€
j’efface
sur la buée du jour ils disparaissent
de ma main disparaissant je ne sais pourquoi
j’essaie
de me souvenir de ça être et rester l’enfant du désir
infini
l’ombre à la lumière grandit l’air redevient froid
ce n’est qu’un
vertige de soi vertige de sang je n’ai plus jamais peur
ou toujours peut-être je sais qu’il y a
non je ne sais pas
*
cette lenteur
en moi je finirai
par l’approcher je me suis dit
il n’y a plus rien non
il n’y a plus rien
ce sont des choses comme ça (que je te laisse)
bientôt je les oublie
*
l’animal
tapi dans la feuillée
*
je ne sais pas à qui
ni à quoi je m’oppose
de petits animaux
sidérés me regardent
*
je serre au poing l’animal dur
je veux voir
et voir encore (en verrai jusqu’au sang)
l’oiseau à ses côtés ne déploiera ses ailes je le couvre d’un drap
les arbres à grand fracas
la pierre
sur le cœur est mon offrande
*
tous les animaux endormis je les dépose
lièvres mulots je m’étais dit
qu’il fallait être
le plus fort
(je vous infligerai ma force)
*
je dors
mon sommeil difficile
dans la nuit la terre est noire
mon silence (ou ma respiration)
des formes floues
dans leur habit de verre
montrent ça et là
le sang que je leur fais
les planches
vieillissent contre le mur.
(…)
Eric Sautou, Grand Saint Vincent, éditions Unes, 2023, 104 p., 19€
Prière d’insérer des éditions Unes :
Les figures de Jeffrey Dahmer, Léon Spilliaert et Lazare forment tour à tour dans ce livre une étrange trinité de solitude. Dans Grand Saint-Vincent, Éric Sautou plonge son personnage, sa confession, son lecteur dans la forêt, dans la tourmente du mal, à bord d’une barque, dans la maison. « Ma vie est la plus seule » dit Dahmer, enfant tapi dans l’ombre des bois, à l’affût comme les animaux qu’il traque et tue, avec en lui la peur d’être trouvé – d’être sauvé ? Dans l’ombre il n’a plus peur, lui le chasseur traqué par le manque d’amour, par Dieu, par ce qu’il est. Cherchant l’écart car il est à l’écart, tiraillé, distendu des autres et de ce qui l’habite : « mon corps est peuplé d’hommes étranges » dit-il. Hommes qui l’attirent et qu’il ne peut que tuer faute de pouvoir se tuer lui-même. Lentement, à force de glissades, de motifs répétés, tout en légères insistances, Éric Sautou enroule en une spirale de folie le portrait d’un enfant devenu homme qui perçoit qu’il faut mourir pour vivre, et qui déporte alors la mort sur les autres : qui abat humains et animaux. Pour ne pas souffrir, faire souffrir. Pour pouvoir respirer, étrangler. Toute sa solitude se déploie en silence, dans la chambre et sur les draps, plein de trop de désir impossible, il transforme le désir en mort au fond du lit. « Nous allions tous dans le vide de nos vies nous disparaissions », dit aussi celui qui tue ceux qu’il aime de ne savoir les aimer, sans vraiment croire à la mort, mais à la douleur du vide. Et traversant ensuite dans une profonde mélancolie les paysages abandonnés, les grèves désolées et les mers d’un bleu de nuit du peintre Léon Spilliaert, voici la figure du fils qui se fond avec celle de Lazare. Voici revenir la figure de la mère disparue qui a tant hanté les livres d’Éric Sautou, qui vient refermer cette déambulation solitaire dans le mouvement de vivre et mourir en même temps, toute étrangeté admise, dans l’acceptation que « l’amour est un ciel indéchiffrable », si ce n’est la réconciliation de soi avec soi-même. Lazare le fils traverse la maison vide désormais, réunit les figures tourmentées du livre en un seul adieu apaisé, doux, sans lutte. Lazare ressuscité est celui qui se livre par-delà la mort des autres, la sienne intérieure, et continue de vivre : pour le souvenir