Pierre Gondran dit Remoux explore ici pour les lecteurs de Poesibao ce livre fondateur du poète américain Gary Snyder, Riprap
Gary Snyder, Riprap suivi de Poèmes de Mont Froid, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jérôme Dumont, Héros-Limite, 88 p., 2023, 16 €.
Le devenir féral
L’émergence en langue française d’une réflexion et d’une pratique de l’écopoétique (Michel Deguy, Jean-Claude Pinson, Marielle Macé…) s’accompagne de traductions récentes de plusieurs textes et essais d’un de ses représentants les plus importants, l’Américain Gary Snyder (93 ans), figure de la Beat Generation et penseur du mouvement back-to-the-land. Ainsi, Riprap, son premier ouvrage édité en 1955.
Snyder a dix-neuf ans en 1949 quand la piste de la poésie chinoise traduite par Ezra Pound et celle de l’anthropologie amérindienne qu’il étudie se rejoignent et le mènent au bouddhisme. Précoces et constants ont été son cheminement spirituel (il passera une dizaine d’années au Japon) et sa prise de conscience de la nécessité d’une révolution des rapports de l’homme blanc américain au monde sauvage (la wilderness), double révélation qui guidera ses écrits et pratiques une vie durant, dans un syncrétisme original entre la philosophie zen et la conception holistique de l’Univers que portent les cultures des Native Americans. Dans une interview datant de 1979 (traduite par Kenneth White dans PO&SIE n° 12, 1980), il définit le rôle du poète-chaman : « J’aimerais être le porte-parole du non-humain, prêter voix à des choses qui n’ont pas voix au chapitre autrement. Dans une démocratie, qui parle au nom des arbres, des rivières, des nuages ? Je veux sentir et faire sentir la communauté dans sa totalité — c’est le sens du mot bouddhiste sangha. »
Riprap a pour thème principal la participation du jeune Snyder à l’aménagement de chemins dans le parc national de Yosemite, en Californie. Le « riprap » est le travail très physique d’enrochement, de pavement pour construire un sentier en terrain escarpé. Cette activité de pleine nature inspire une poésie du mouvement des corps, du sensible, de l’élémentaire (résine, granite, soleil), une célébration panthéiste de la limpidité de l’univers, de ses flux et cycles (gel et dégel, lunes et menstrues) :
« La pression du soleil sur l’éboulement
M’a fait tourbillonner dans une descente vertigineuse à cloche-pied,
Le bassin de cailloux bourdonnait à l’ombre d’un Genévrier,
La minuscule langue d’un jeune serpent à sonnette a claqué,
J’ai bondi, riant de cette petite bobine couleur de roche –
Pilé par la chaleur j’ai dévalé les dalles rocheuses jusqu’au ruisseau
Dégringolant profondément sous les parois arquées et j’ai immergé
Tête et épaules dans l’eau :
M’étirant sur les galets – oreilles rugissantes
Yeux ouverts endoloris par le froid, nez à nez avec une truite. »
Comme dans les travaux du photographe Anselm Adams qui, ces mêmes années, documente le paysage californien, le nature writing de Snyder allie dans un même panorama détail piqué et grande profondeur de champ :
« En bas dans la vallée une brume fumante
Trois jours de chaleur après cinq jours de pluie
Résine brillante des pommes de pin
À travers rochers et prairies
Des essaims de jeunes mouches.
(…)
Buvant l’eau de neige froide dans une tasse en fer-blanc
Regardant les basses étendues sur des kilomètres
À travers l’air immobile des hauteurs. »
La construction du sentier de Riprap est métaphore anticipée de la Voie du Tao au long de laquelle Snyder cheminera plus tard dans un travail spirituel de toute une vie. L’influence de la poésie chinoise et japonaise s’y exprime déjà, notamment quand le poète rend compte d’une manière aiguë de perceptions toutes simples, saisies dans un esprit haïku :
« Dormant dans des tapis de selle
Sous un ciel nocturne illuminé,
Vue en biais de la rivière Han au petit matin.
Les geais crient
Le café bout. »
Seconde partie du recueil, Poèmes de Mont Froid (Cold Mountain poems) est la traduction par Snyder de vingt-quatre des trois cents poèmes de Han-shan, poète chinois du VIIIe siècle, figure légendaire qui aurait gravé ses courts poèmes à même la roche et les arbres des monts de son ermitage :
« L’eau de source dans le ruisseau vert est claire
Le clair de lune sur Mont Froid est blanc
Connaissance silencieuse – l’esprit s’illumine de lui-même
Contemplez le vide : ce monde dépasse l’immobilité »
Snyder explique que lorsque Han-shan « parle de Cold Mountain, il parle de lui-même, de sa demeure, de son état d’esprit ». Ainsi, le paysage extérieur de Mont Froid est également le paysage intérieur du sage Han-shan. Cette projection homothétique entre extérieur et intérieur, nous éclaire sur la poétique à l’œuvre dans Riprap. Lorsque Snyder, de tous ses sens, embrasse le monde physique de la Sierra Nevada, sa culture bouddhiste de l’effacement du soi et la conception non anthropocentrée des mondes amérindiens lui en offrent une compréhension directe, sans médiation.
Mais pas sans construction intellectuelle. De ce cheminement de dé-éducation, de dé-civilisation — ce devenir féral, adjectif qui désigne une espèce domestique, végétale ou animale, retournée à l’état sauvage — résulte une langue à la fois réaliste (référentielle) et élaborée : autrement dit, si pleine place est donnée dans le langage poétique de Snyder à la matérialité du monde (le landscape), c’est grâce à l’émergence d’une éco-conscience culturellement construite (son inscape) (concepts de l’écologiste canadien Pierre Dansereau repris par le critique Lawrence Buell). Les mots de Snyder, soigneusement agencés dans la page comme les pierres soigneusement agencées par l’homme dans la pente (« Mots et livres/Comme un petit ruisseau jailli d’une falaise/Évaporé dans l’air sec »), dessinent un paysage intérieur à la fois humaniste et sauvage, en correspondance avec cette nature qu’il cherche à ré-habiter — non pas en sombrant dans une animalité incontrôlée ! mais en reprenant contact avec des archaïsmes profonds, les agencements et interdépendances entre les hommes, et entre les hommes et le lieu.
Riprap, écrit il y a près de soixante-dix ans, portait déjà en lui ce devenir féral et a les qualités d’un texte fondateur.
Pierre Gondran dit Remoux
Gary Snyder, Riprap suivi de Poèmes de Mont Froid, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jérôme Dumont, Héros-Limite, 88 p., 2023, 16 €.