Les éditions Engelaere publient “ch’miloé din ch’tiloé, le tiroir au miroir“, édition bilingue picard-français qui regroupe toute l’œuvre en picard d’Ivar Ch’Vavar, poèmes et traductions.
Le poète Ivar Ch’Vavar, dont on annonce la publication imminente de la première partie de Echafaudages (ouvrage dans la veine de Travail du poème), vient de voir rassemblés en un seul bel opus ses travaux en langue picarde.
Le livre comporte deux parties, la première avec les créations de Ch’Vavar en langue picarde, essentiellement berckoise d’ailleurs, Berck étant sa ville d’origine et un point focal de son travail, la seconde avec ses traductions en picard.
J’ai choisi en premier lieu, pour son actualité, une traduction d’un poème de Menna Elfyn, Toriad trydan / Coepure d’éstricitèy / Coupure de courant.
Amlach na’r pedwar amser
y digwydd, y nosi dirybudd,
trown ymbalfalwyr am lwybr cerdded …
In moét pu souvint qu’chés trinte-sis’ dech moé
cha arive — sans bé-à-ti che’n nuit a’t tchét.
Os sanmes à virgoute, noù pié i tasse apré sin kmàny.
Pi vlaù noùs instints qu’i doday’të, sœf
pour ech qu’i conpte vrèmint. N’é qu’à treuvoér ènne aleumète
pi chés candèlhes qu’y’étoè’t’ coutchèys, y’àrju’t’ lù rœle.
O cœpe lù bout broulèy, o zzé rétanpit — sans tchurèy
ch’ét dés bones-seurs qu’i réspir’t’ el leumiére
ed chake mèche, dés pri:éres dinn ènne mèsse
sans sacr’ëmint, mé fort dènnhe. É-pi ‘s cérimonnie
point prévute, laù, nous os n-in bzons ‘s célébration
d’ché’f famile, toutoùtour ed ché’t tabe. Chés pairoeles i
wachèl’t’ ack chés thiotës flanmes, zz’onbes qu’i trann’t’.
Noùs mànys y’atind’të ché’ch chire coede, eque dés blankes
lairmes i ghil’t’ intàr lùs doéts. Pi ack un larghe
sorire ed prète, chéle lanpe à oèle ale insoumake noù conpërnoér
– a nouz invite din sin roéyœnme si dou, au radou ;
ale ét si-tant bénèse ed nous bénir.– Dech poèle
vlaù ché’b bouyoére, o vèrse dé’y iœw, un goupé i
touche chés loupes conme ènne fieuve. Point rièn, janmoé,
i n’m’awét déssapi conme o ! Pi jusse quand q–u’nous os nn’in
jou.issoét ‘p plus’ – ch’monne artèy – echl éstricitèy
a nous `rbuke ! ack unn ér mawé ale àrbè
noù thiote rédrie d’leumiére, pi l’leuwattèy amiteuse.
Conme chaù, dés fils qu’os n’sawènmes mènme point
qu’y’étoè’t’ laù
y’ont foét ch’trinte-sis’ dech moé-laù, pi noù raprœchmint
py’achteure ech dézi qu’l’ostchuritèy anvante ale àrviènche
ale inpourprind noùz eures, pou’t tout du long dl’ ainèy.
(p. 56-57)
(traduction française, avec Anne Mercier et John Law)
Un peu plus souvent que tous les trente-six du mois / ça arrive – sans préavis la nuit tombe. / Nous devenons tâtonneurs, le pied aussi tâte, son chemin. / Nos instincts se mettent en veilleuse, juste / pour le nécessaire. Qu’on mette la main sur une allumette, / et les bougies qui gisaient, elles retrouvent leur grand rôle. / Leur bout noir coupé, et remises d’aplomb – ce sont / (sans prêtre) des religieuses qui respirent la lumière / de chaque mèche, prières d’une messe / profane et pourtant solennelle. Et cette cérémonie / tout improvisée, par nous devient la célébration / de la famille, autour de la table. Les conversations / dodinent avec les flammes, la craintive compagnie des ombres. / Nos mains mendient la cire chaude jusqu’à ce que des larmes / de givre coulent entre nos doigts. Et d’un sourire large / de chanoine, la lampe à huile engourdit notre attention / et nous invite dans son douillet royaume, à l’abri, / tandis que son office, bénignement, nous bénit. / Du poêle vient la bouilloire, l’eau est versée, une gorgée / touche les lèvres comme une fièvre : rien, jamais, n’a / étanché la soif de la sorte ! Et à l’instant où nous en jouissons le plus / – et le monde se tient immobile – l’électricité nous frappe, / fixe un regard accusateur sur notre bricolage de lumière / et sur la ténèbre, dont nous avions su nous faire des amis. / Alors, des fils dont nous ne soupçonnions pas l’existence / connectant ce trente-six du mois-là, nous auront rapprochés ; / et le désir qu’une obscurité profonde revienne / va hanter nos heures, tout le cours de l’année.
Note d’Ivar Ch’Vavar : « Panne de courant. paru dans le n° 15 du J.O. [Jardin ouvrier] décembre 1997. Menna Elfyn est un poétesse galloise de grand renom dont j’ai traduit, à partir de versions anglaises, plusieurs poèmes en français ; celui-ci, que j’aime particulièrement, je l’ai traduit aussi en picard. »
Voici aussi un court extrait de la première partie, où s’exprime un des hétéronymes de Ch’Vavar.
Extrait d’une longue séquence Ché’bonje é-pi ch’goron, autrement dit Sagesse secrète des Berckois où toute la vitalité inventive de Ch’Vavar s’exprime sous la signature de son hétéronyme l’abbé Michel Desquendras en une série de 43 maximes, dictons ou règles, donnés d’abord bruts, puis traduits et analysés un par un par Ch’Vavar.
Je cite un exemple :
« 15. I a mouru tout cru / d’awér miè dé’m moùrue. — « Il est mort tout vivant / pour avoir mangé de la morue. »
C’est un dicton sur la puissance des mots. Un tel est mort ‘tout vivant’, c’est-à-dire de la façon la plus soudaine, non, bien sûr, pour avoir consommé de la morue, mais le mot moùrue même, entendu mouru, c’est-à-dire : non pas seulement ‘mort’ ici, mouru est un participe passé aberrant, une invention grammaticale populaire qui met l’accent sur l’acte et devrait être appelé plutôt un participe passant, et indiquant non l’acte fait, mais l’acte en train de se faire, et autrement qu’un participe présent. Le passage de ‘tout vivant’ à ‘mort’ se fait ici non par ‘mourant’, trop lent et comme passif, mais par ‘mouru’. C’est l’instant très bref et très intense du passage qui compte. Et toute l’intensité mortelle de cet instant est contenue dans le mot qui le dit. » (Ivar Ch’Vavar, ch’miloé din ch’tiloé, le tiroir au miroir, édition bilingue picard-français, éditions Engelaere, 2022, 15€, p. 29)
Ivar Ch’Vavar, ch’miloé din ch’tiloé, le tiroir au miroir, édition bilingue picard-français, éditions Engelaere, 2022, 15€
« Ivar Ch’Vavar a écrit surtout en français, y compris pour ‘inventer’ la Grande Picardie mentale ; mais il a mis le picard ‘au travail’ dès le début des années 1979. Est réunie ici la quasi-totalité de ce qu’il a écrit en picard depuis 1995. ». Et lui-même de dire que « le problème du picard est un problème poétique : écrire le picard, c’est en faire une langue pour l’écriture, c’est mettre cette langue au travail pour l’écriture. C’est également un problème politique »