Un livre de Lucienne Peiry consacré à Fernando Oreste Nannetti

De l’œuvre graphique et gravé de Fernando Oreste Nannetti (1927-1994), il ne resterait rien sans l’intervention de quelques-uns et ce livre, Le Livre de pierre, que signe Lucienne Peiry.

Lucienne Peiry, Le Livre de pierre, Editions Allia, 2020, 80 p., 7,00 €.

De l’œuvre graphique et gravé de Fernando Oreste Nannetti (1927-1994), il ne resterait rien sans l’intervention de quelques-uns et ce livre, Le Livre de pierre, que signe Lucienne Peiry.

Ce sauvetage aura porté sur quelques dizaines de dessins au stylo bille, parmi les 1600 estime-t-on, que malmené par le sort Nannetti aura réalisés dans les dernières années de sa vie. Pour les exécuter, cet homme utilisait le recto et le verso de feuilles au format courant (21 x 29,5 cm) qu’il se fournissait en échange de photocopies des originaux dont il ne se séparait jamais. La plupart de ces travaux, par conséquent, ayant été détruits, nous devons au fils d’une infirmière de l’hôpital, où Nannetti resta tenu en retrait du monde une large partie de ses jours, d’en avoir conservé par devers lui.

Saturés de signes et de figures géométriques (étoiles, croix, cercles, ovales, polygones, etc.), les dessins à l’encre noire où les tracés souvent se répètent, voire se superposent, produisent un effet hypnotique. Ils témoignent de l’état, proche de la transe, dans lequel ils furent mis en espace.

Mais plus extraordinaire encore est la création monumentale qu’allait concevoir à ciel ouvert l’étrange créateur, devenu mutique par suite d’une succession de traumatismes, au moyen des pointes métalliques que dardait la boucle de son gilet. Seuls quelques clichés pris sur le site par le photographe Pier Nello Manoni, éberlué par sa découverte, attestent désormais de l’hallucinante invention que déploya, huit années durant, son auteur sur un mur en mortier et en ciment de 70 mètres de longueur. Se tenant à l’écart de la centaine d’internés dont il partageait la condition, Fernando Oreste Nannetti mettait alors à profit la promenade dans la cour de l’hôpital psychiatrique et judiciaire de Volterra fermé dans les années 1980 et laissé depuis à l’état d’abandon, au cœur de la Toscane, pour graver ses inscriptions. Lucienne Peiry l’écrit avec force : « Nannetti pactise avec l’imaginaire, recourant à la voie symbolique comme à une ultime ressource ».

L’essayiste suisse, qui a dirigé la Collection de l’Art Brut à Lausanne, a mis intelligence et rigueur au service de celui « qui se rebaptisera lui-même N.O.F. 4 – acronyme qui est en quelque sorte son nom de ‘‘fiction’’ ». N’était-ce pas, avance l’auteur de L’Art Brut (Paris, Flammarion, 1997, réédité en 2016), ouvrage de référence, un moyen que Nannetti avait trouvé pour s’en prendre « métaphoriquement à l’autorité » que représentait l’institution qui l’avait privé de liberté ?

Quoi qu’il en soit, portée par une écriture expressive et charnelle, dénuée de pathos, Lucienne Peiry nous révèle un univers qui, par-delà les influences directes ou supposées, allait – les moqueries fusant ici ou là – se déployer dans une indifférence quasi générale.

L’« aventure poétique », que ponctuent des « lettres anguleuses et pointues, d’allure étrusque », confère « une vibration au mur » et l’apparente « à un espace stellaire dont il est d’ailleurs question dans les écrits mêmes ». Bientôt, le mur s’efface au profit du livre de pierre ; ses pages s’enrichissant « de figures schématiques ou animales, véhicules, architectures ou formes géométriques (une caravelle, un aigle, un hélicoptère, une église dans un paysage de montagnes). Dessins et lettres s’interpénètrent. Le graveur fait voler en éclats la dichotomie occidentale qui sépare habituellement l’écriture et la figure, et célèbre, dans son œuvre, l’alliance du verbe et de l’image ».

Oubliées la trame narrative ou l’organisation discursive – le support et l’outil s’y montrent vraiment récalcitrants – ; délaissés la syntaxe, l’orthographe, la ponctuation, la grammaire ; créés en revanche un nouvel alphabet, des néologismes associant, contractant ou dilatant plusieurs mots existants, lesquels nous invitent à la danse – toute une composition en miroirs, en rimes intersyllabiques, allitérations et dissonances afin que vibre « une œuvre de la survie », laquelle « désarticule et détraque le langage, le réordonne, tout en jouant avec sa musicalité et ses rythmes, ainsi qu’avec le caractère visuel et iconographique des lettres ».

Avant sa dégradation progressive, puis sa disparition inéluctable, l’ensemble, que son auteur gardait en quelque sorte pour soi, allait nécessiter un déchiffrage complet (« comme on apprend une langue étrangère ou une partition musicale complexe ») ; une tâche à laquelle Manoni s’attela avec succès.

Les photographies de ce dernier et le travail éditorial – impeccable comme toujours – des éditions Allia renforcent le propos aussi troublant qu’impressionnant.

Laurent Fassin

Lucienne Peiry, Le Livre de pierre, Editions Allia, 2020, 80 p., 7,00 €.

Site de Lucienne Peiry