Siamanto (Adom Yardjanian, 1878-1915), “Ténèbres”, extraits


Poesibao propose ici un extrait et une présentation du livre de l’Arménien Siamanto, publication essentielle des Éditions de la Coopérative



Siamanto, Ténèbres, traduction et présentation Ani Sultanyan, Éditions La Coopérative, Édition bilingue, 2023, 208 p., 20€

VISION DE LA MORT

Massacre, massacre, massacre !…
Dans les villes et en dehors des villes,
Et les barbares sanglants piétinent
Les morts et les agonisants,
Des multitudes de corbeaux passent au-dessus,
Bouches ensanglantées, éclats de rire d’ivrognes…
Une brise avec fureur suffoque les mourants,
Et par les grands chemins s’enfuient précipitamment
Des caravanes silencieuses de vieilles femmes…
La nuit la vague des sangs monte
En esquissant des fontaines avec les arbres,
Et de tous les côtés courent épouvantés
Les troupeaux persécutés à travers les blés en flammes…
Dans les rues je vois des générations abattues,
Et des foules fuyant une tuerie indescriptible…
Une chaleur tropicale s’élève
Des nobles villes incendiées…
Et sous la neige tombant aussi pesante que du marbre,
La solitude des ruines et des morts a froid…

Oh, écoutez le grincement terrible
Des chariots chargés de cadavres,
Et les prières en larmes des endeuillés
Dont le chemin se prolonge jusqu’aux fosses…
Écoutez les dernières voix d’agonie
Dans les rafales de vent abattant les arbres…

Oh, ne vous approchez pas, ne vous approchez pas,
Ne vous approchez pas des cimetières et de la mer,
J’aperçois au loin des bateaux sur les eaux rouges,
Il y a des amoncellements de morts,
Et sur les vagues qui se tordent de douleur
Je vois des crânes et des jambes…

Écoutez, écoutez, écoutez !
Le grondement de la tempête sur les vagues de la mer,
Massacre, massacre, massacre…
Écoutez, écoutez, écoutez !
Les chiens terrifiants hurlent à la mort
Du fond des vallées et des tombes,
Oh, fermez les fenêtres et vos yeux !
Massacre, massacre, massacre…

Siamanto, Ténèbres, traduction et présentation Ani Sultanyan, Éditions La Coopérative, Édition bilingue,  2023, 208 p., 20€

Lire la version originale : page 56 et page 58

Sur le site de l’éditeur :
La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle marquent pour le peuple arménien le passage de l’oppression au martyre. C’est à cette période que le pouvoir ottoman décide de les éliminer du territoire de l’empire. Entre 1894 et 1896, les massacres ordonnés par le sultan Abdulhamid, puis les massacres d’Adana en 1909, sont comme une répétition générale du génocide. Les Turcs mettent finalement à profit la Première Guerre mondiale pour exterminer plus d’un million d’Arméniens en quelques années, dans des conditions d’une cruauté inouïe.

Adom Yardjanian (1878-1915) naît précisément en cette époque où les provinces arméniennes inclues dans l’empire ottoman sont dévastées par les massacres. Issu d’une famille prospère, il fait d’excellentes d’études et c’est un de ses professeurs qui lui donne le surnom de Siamanto, qu’il rendra célèbre. En 1896, il part pour l’Égypte afin de fuir les persécutions. Dès lors, il vit surtout à l’étranger, notamment en France, où il étudie à la Sorbonne, et en Suisse, où il publie ses premiers poèmes. Ses errances le mèneront jusqu’aux États-Unis, mais il finit par rentrer dans sa patrie tant l’exil lui est insupportable. Il fait partie des nombreux intellectuels arméniens massacrés par les Ottomans durant l’été 1915 – on ne saura jamais s’il était encore vivant le 15 août, où il aurait dû célébrer son trente-septième anniversaire.

Cette destinée tragique, que partagèrent tant d’Arméniens, est celle d’un des plus grands poètes de son époque. La poésie de Siamanto frappe avant tout par son intensité extraordinaire, une véhémence qui s’exprime par la profusion des images et une puissance vraiment visionnaire des évocations. Hanté jour et nuit par le martyre subi par son peuple, Siamanto semble se révolter contre l’idée de l’oubli où pourraient sombrer tant de souffrances. Sa douleur est d’autant plus bouleversante qu’il est aussi un jeune homme plein d’énergie, qui veut croire en l’espoir d’une rébellion, voire d’une libération, malgré le destin qui l’accable.

Seuls quelques poèmes de cette œuvre hors norme avaient été jusqu’ici traduits en français dans des anthologies de la poésie arménienne. Nous publions aujourd’hui, en édition bilingue, la première traduction française d’un choix important de poèmes, qui suit l’évolution de l’œuvre de Siamanto au cours de son parcours fulgurant. Une préface et des notes de la traductrice, Ani Sultanyan, introduisent le lecteur dans l’univers du poète, même s’il suffit de le lire pour se convaincre de sa grandeur. Cette anthologie est accompagnée de quelques photos particulièrement rares. La présence du texte original en regard de la traduction se justifie non seulement par la rareté des éditions arméniennes accessibles, mais aussi par la beauté typographique des caractères arméniens.