Nicolas de Staël, “Le Voyage au Maroc”, lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald invite à la lecture de ce livre de textes de qualité littéraire du peintre Nicolas de Staël.


 

Nicolas de Staël, Le Voyage au Maroc, préf. de Marie du Bouchet, Arléa, 2023, 181 p, 22 €


De Staël, les couleurs du Maroc


« Sais à quoi je veux arriver mais ne sais si j’y arriverai »
N. de Staël
Lettre à ses parents 25/10/36



Ce qui frappe d’emblée à la lecture, c’est la grande qualité littéraire de ces inédits de Nicolas de Staël trouvés dans un grenier il y a sept ans, et publiés chez Arlea sous le titre Le Voyage au Maroc avec une préface de Marie du Bouchet retraçant l’histoire de ces textes et leur importance. Elle précise qu’aller au Maroc pour les peintres était initiatique comme le voyage en Italie pour les écrivains français du XIXe s.
Le livre est composée de trois parties, Les gueux de l’Atlas, puis une correspondance du peintre avec ses parents adoptifs, enfin le Cahier du Maroc, le tout accompagné de croquis et impeccablement édité, ce qui ne gâte rien.

Ce ne sont pas « que » des écrits d’un futur très grand peintre (il a 23 ans lors de ce voyage) dont l’exigence est déjà entière, ce sont des textes littéraires, même lorsqu’ils sont parfois fragmentaires, très écrits, très bien écrits, avec une force poétique évidente.
L’autre point que l’on relève assez rapidement, c’est l’acuité de l’observation de Nicolas de Staël parti au Maroc pour un an avec deux amis. Fort colonialisme présent – on est en 1936 /37 – distorsion absolue entre la richesse de quelques-uns et l’extrême pauvreté des autres, injustice patente, administration d’une lenteur abyssale, extinction des cultures sous la bêtise française, que remarque le peintre. Mais aussi et surtout l’explosion des couleurs (ce bleu qui sera souvent son bleu, on le retrouve encore dans les toutes dernières années) est présent partout, dans toutes les nuances du plus franc au plus noyé, des robes des femmes aux montagnes de l’Atlas le soir. Et peut-être plus encore l’entêtement dû à la musique, ou plus exactement au rythme. D’une petite flûte solitaire à des musiques de fêtes endiablées, la musique est partout et marquera jusqu’à la peinture jusqu’au dernier, Le concert.

L’inclassable peintre qui avait essayé aplats tendres et lames de couteau épaisses évoque son « inévitable besoin de tout casser. » Il semble en effet rempli d’une intense force de résistance, sur ces photos où il pose, immense, les cheveux en bataille, le regard droit. Celui qui ne « trouvait » pas, à l’inverse de Picasso, celui qui détruisait plus de toiles qu’il n’en finissait, celui qui cherchait la lumière blanche du Midi comme les lumières basses du Nord n’était que paradoxes en tous domaines. Marie du Bouchet évoque « l’engagement existentiel du peintre total et non le prétexte de travailler formes et matériaux.   L’événement qui surgit sera le fondement de sa peinture ».

Au bord du poème parfois dans la forme, il partage ses impressions du Maroc. Lettres et croquis accompagnent le texte qui fait constamment l’expérience d’un temps lent : « pendant ce temps ils n’ont pas bougé. Leurs paroles n’ont pas bougé. Le mur doré, l’âne blanc. Et leurs paroles se perdent ». Le texte est aussi beau que celui de nombre d’écrivains-voyageurs. Cette longue expérience interrompue par le manque d’argent est fondatrice.
Le bleu et le rouge déjà sont partout là-bas, pour le moment ils les « voit » dans la musique, les chants, « la voix est jetée d’aussi loin que possible, elle reste là-bas ». Il faut que les instruments permettent à la voix de revenir, il faut que le peintre ramène la couleur vers les tableaux. Les croquis sont précis, rapides. Les derniers textes sont des notes brèves sous le titre Clarté : des noms, des dates, on espère un apaisement par instants : « on peut penser ou ne pas penser », mais de Staël reste toujours davantage attiré par le questionnement et l’inquiétude.
Je ne sais pas s’il est mort de ses fracassements contre la couleur. Il était également brûlé par un amour. « Merci de me déchirer mon amour » écrit-il à Jeanne Polte en janvier 1954, qui le quitterait un an plus tard, et c’est là qu’il se jette dans le vide.

Sur une photo en noir et blanc, Nicolas de Staël est assis par terre, au milieu de ses toiles, les jambes croisées, en chandail, sa mèche toujours rebelle. Il fume. Tranquille. Pourtant il semble prêt à bondir.


Isabelle Baladine Howald


Nicolas de Staël, Le Voyage au Maroc, préf. de Marie du Bouchet, Arléa, 2023, 181 p, 22 €

N. De Staël Lettres, 1926-1955, éd. présentée, annotée et commentées de G. Viatte, préf. de Th. Augais, le Bruit du temps, 2014
Photo de Serge Vandercam, 1951, quatrième de couverture de « Staël » de Daniel Dobbels, Hazan, 1994
Signalons le documentaire sur Arte.tv ou sur le site de Stéphane Lambert, Nicolas de Staël la peinture à vif, de Stéphane Lambert, Françoise Levy-Kuentz et Stéphane Levy-Kuentz.
Dans la même collection La Rencontre chez Arlea, notons la parution d’un Ravissement, Sur un tableau du Caravage de Martine Reid, 2023, 120 p, 17 €.