Michaël Bishop qui connait intimement l’œuvre de Guillevic dit ici son sentiment de découverte devant ces Proses des années trente.
Guillevic, Proses ou Boire dans le secret des grottes, suivi de Avec Jean Follain et de Exercice de conversation, 1935-1997, Gallimard, 2023, 112 pages, 16 euros.
Pouvait-on espérer apprendre du neuf, me demandais-je ouvrant ces Proses de Guillevic qui remontent aux années trente ? Peu probable, me disais-je, ayant longtemps médité, commenté son œuvre poétique. Mais quelle surprise et quel plaisir me réservaient les onze textes que nous offre ici une nouvelle édition présentée par Lucie Albertini-Guillevic, où on retrouve également le beau texte, que j’avais longtemps négligé et puis oublié, sur l’amitié avec Jean Follain.
‘Libérez la matière’, écrit Guillevic dans la première de ces proses d’antan, La nuit (13). Une prose d’un splendide lyrisme, richement médité, senti, emblématique, désirant, visionnaire même. La ‘nuit’ – l’inconnu du galactique, son énigme ontique – répandant, secrètement, invisiblement, patiemment la fraîcheur de sa rosée, son renouvellement, sa transformation – comprise comme site d’un ‘amour […] opér[ant en profondeur, lentement peut-être, mais […] avan[çant]’ (14), poursuivant peut-être son ultime logique – de ce qui pèse, aveuglant, effrayant, angoissant, pendant, ironiquement, notre traversée de cette selva oscura qu’elle paraît être. Rêve d’un au-delà ou d’une essentielle inhérence de la matière, oserait-on penser, pour ce poète selon les apparences strictement matérialiste. Et une forte émotion – cet étrange yoyo inexplicable qui plonge le jeune Guillevic alternativement, simultanément souvent, dans ‘le ravin de terreur’, ‘toujours le feu’, ‘les cauchemars […] les poisons, les piqûres d’insectes et de serpents, les maladies […] le râle des mourants’, malgré ‘Abel [que nous avons à la fois tué et aimé]’ (15-16) – inonde ces proses, tantôt fables, allégories, tantôt auto-auscultations intimes, méditations librement inspirées. Avec partout des tensions, des oppositions, des défis et des aspirations, des attentes, des horizons. Certes, le précaire, l’accidentel, est, semble afficher pour Guillevic son absolu; mais, comme il dit, chaque porte s’ouvre sur un ‘toujours’ possible (40), sans doute intimement lié, sinon inhérent à cette ‘chose immense, incommensurable, incompréhensible’ qu’est sa propre vie (30). Le défi, ce serait, derrière le vouloir qui nous hante, ce que Titus-Carmel va appeler, avec le jeune Guillevic, sa ‘nécessité’ (32). Implicite ainsi partout que la logique qui sous-tend ces proses concerne simultanément la pertinence et la réussite de l’acte d’écrire tout comme celles de son être-dans-le-monde, de son action avec et parmi. Celle-ci exigerait d’ailleurs un ‘consentement’ à ce que l’on est et fait, toute comme un agir-écrire cherchant à trouver cet instinct de ‘bénédiction’ (43), de reconnaissance, de sacré, même, cherchant ce ‘rendez-vous’, cette ‘rencontre’ (46-7) avec ce qui est, et sans doute surtout celle avec soi-même que Reverdy jugeait la seule valable, déterminante.
En 1989, dix-huit ans après la mort accidentelle de Jean Follain, Pierre-Alain Pingoud a demandé à Guillevic d’écrire sur une personnalité de son choix. Choisissant ‘son frère et grand ami’, Follain, ces neuf suites ont été dictées à Lucie pour paraître dans la petite collection « & » à Pully, Suisse. Si j’ai déjà osé parler de la conscience d’un sacré chez Guillevic, on ne s’étonnera pas de trouver à quel point le poète de Terraqué, Du domaine, Creusement, Possibles futurs se montre sensible dès le début de ses observations ici à ‘la hiératique présence du concret de notre quotidien’ dans l’œuvre de Follain. Si le réel et ses infinies ‘particularités’ (57) dominent chez Follain, si, même, le dramatique cède peu à peu sa place à la ‘pure tragédie’ (65), reste que Guillevic reconnaît dans quelle mesure Follain articule incessamment cette ‘chasse à l’éternité’ que Guillevic lui-même avoue pratiquer ‘à [sa] façon’ (68). Le sentiment d’une chaleur et d’une bonté, partagé, ne cesse de fonder et refonder ces pages, malgré, peut-être à cause, des différences de caractère, d’expérience et de manière littéraire. L’admiration pour la poésie de Follain s’avère très profonde et ne cessent d’étonner Guillevic l’énigme de ‘comment [ses vers] tiennent’ et l’étrange fait qu’‘aucun de ses poèmes ne se dresse contre le vide’ (61). Mais au cœur de ce que Guillevic voit comme un ‘esprit d’enfance’ et une ‘innocence’ qui caractérisent les façons d’être et de faire de Follain, brillait surtout quoique discrètement pour lui l’idée, la vision même, d’une beauté qui aurait été ‘son absolu’ (80).
Michaël Bishop
Guillevic, Proses ou Boire dans le secret des grottes, suivi de Avec Jean Follain et de Exercice de conversation, 1935-1997, Gallimard, 2023, 112 pages, 16 euros.