Robert Desnos, « Poèmes de minuit » (inédits)


Les éditions Seghers publient le 2 février 2023 un volume de poèmes inédits de Robert Desnos « Poèmes de Minuit ». Extraits.


Robert Desnos, Poèmes de minuit, inédits 1936-1940, Seghers 2023, 192 p., 16€ (en librairie le 2 février 2023)

13/1/36

C’est au foie qu’il a pris la balle
Il crève
Il s’est traîné dans un square municipal
Derrière un massif de verdure
Autour les rumeurs de la ville circulent comme un rond blanc dans une tasse de café
L’herbe sent la terre mouillée
La terre où bientôt il pourrira
Il aurait dû vivre encore longtemps
Il doit y avoir quelque part une petite fille qui tremble d’attente
Qui tremble de l’attendre
Et cette herbe rare qui sent bon
Il y a dans ce gazon pelé des cylindres de goudron
Des bouts de journaux
Je crois que c’est le square de la tour Saint-Jacques
Il crève
C’est au foie qu’il a pris la balle
Et il y a dans la ville un tas de salauds qui vivent
Et il s’est battu pour la vérité
Il s’est battu pour la raison
Il s’est battu pour l’intelligence
On entend le bruit des galopades dans les rues vides
La rue Saint-Merri est proche
Il crève
Il est crevé
C’est au foie qu’il a pris la balle
C’était un ouvrier

*

25/1/36

Qui agite les barres de fer dans la cour ?
Qui monte l’escalier ?
Qui siffle sa chanson ?

La solitude chantante de la ville
Le bruit des robinets et des conduites d’eau
La mer qui s’écroule en volutes de fumées et perruques de l’autre siècle
Lissée sur les trottoirs, cardée aux fenêtres, houle de visages et de voix
Sillages confondus et entrecroisés
Chanson de gosse

Qui agite les barres de fer dans la cour ?
Qui monte l’escalier ?
Qui siffle sa chanson ?

*

11/4/36

Je m’attache à la route
Je n’en sors plus
Il ne s’agit pas de savoir d’où elle vient
Mais où elle va
Elle va où j’ai choisi d’aller
Et ces fleurs au long des fossés
Je m’émerveille de leur couleur
Sans m’arrêter à la cueillir
D’abord arriver là où je veux aller
Si je peux aller plus
J’irai
Sinon, fatigué sur la route
Je reviendrai cueillir ces fleurs
Je saluerai sur la route
Les marcheurs qui vont plus loin que moi
Mais je ne leur offrirai pas les fleurs
Que j’aurai cueillies
De peur de les retarder.

*

26/4/36
L’arbre qui meurt à cet instant précis
Dans une forêt
Le grain de sable que la mer vient de déposer
Et que le vent emporte loin de l’atteinte des vagues
La goutte de pluie à l’instant même
Où elle commence à tomber
La seconde exacte où le souvenir d’un mort
Est totalement et définitivement aboli
Et une tas d’autres foutaises
Sont pourtant incontestablement émouvantes.

Robert Denos, Poèmes de minuit, inédits 1936-1940, Seghers 2023, 192 p., 16€ (en librairie le 2 février 2023)


Prière d’insérer :
La publication d’un trésor qu’on croyait perdu.
Soixante-quinze ans après sa disparition, des dizaines de poèmes inédits de l’écrivain surréaliste, résistant mort dans les camps, ont été retrouvés par miracle dans quatre cahiers exhumés lors d’une vente de livres anciens. Desnos, le poète de la liberté et de l’amour, le voyant inspiré, le surréaliste à la fibre populaire ayant joué un rôle si fondamental auprès d’André Breton, le résistant qui trouvera la mort dans le camp de Teresin en Tchécoslovaquie, en 1945.
Ces textes ont été composés en 1936-1937. À cette époque Desnos s’était fixé pour contrainte d’en écrire chaque soir vers minuit. Après avoir pratiqué le journalisme, il consacrait alors beaucoup de temps à la radio, media pour lequel il s’était pris de passion (composant des slogans publicitaires pour Radio-Luxembourg et le Poste-Parisien, écrivant une pièce radiophonique avec son comparse Antonin Artaud sur une musique de Kurt Weill). Mais il s’obligeait, pour rester en contact avec la poésie à écrire un poème “forcé” tous les soirs. Parfois “le poème s’imposait, il s’était construit de lui-même au cours de la journée. D’autres fois le cerveau vide, c’était un thème inattendu qui guidait la main plutôt que la pensée”, écrit-il.
On y trouve des bandes de gamins parisiens, Napoléon 1er, le “maréchal Ducono”, des “nymphes qui dansent dans des clairières”, un drôle d’animal qui “tient de l’arbre et de l’éponge”, des faisans et des coqs, l’éclat du soleil et des étoiles, les quais de seine, un brouillard matinal en automne, des souvenirs de la grande guerre alors qu’il était adolescent, l’amour et l’amitié, l’histoire d’un pirate affligé d’un chagrin d’amour, une ode à l’aube naissante (“La lumière qui grandit / n’est pas la même que celle qui meurt.”). Beaucoup d’humour aussi chez cet amateur de farce et de calembours, dans des quatrains rimés où il s’en prend aux gradés, aux prêtres et aux juges.
Certains de ces poèmes ont rejoint le recueil Fortunes, en 1942, d’autres État de veille en 1943. Ceux qui n’ont pas été publiés viennent donc d’être retrouvés dans quatre précieux cahiers reliés datant de 1940, à l’occasion d’une vente et de l’acquisition faite par le bibliophile et collectionneur Jacques Letertre. On y découvre l’écriture régulière de Desnos qui s’était appliqué en vue d’une prochaine parution à recopier, corriger quatre-vingts poèmes, complétés par des dessins de sa main. En 1940, Desnos revient à lui-même et se juge, accompagnant d’une ou deux croix les poèmes qu’il trouvait les meilleurs.
À l’époque où il recopie ces poèmes, Desnos rejoint le quotidien Aujourd’hui, qui va bientôt glisser dans la collaboration. De son poste d’observation, il collecte des renseignements pour le réseau de résistance “Agir”. Il mènera ce combat jusque 1944. Dénoncé, arrêté par la Gestapo, Desnos connaîtra la prison de Fresnes, le camp de Compiègne, puis Auschwitz, Buchenwald, Flossenbürg, Floha et Teresin, où, survivant des “marches de la mort”, il succombera au typhus. Il n’avait pas 45 ans.