Ivar Ch’Vavar, ‘Échafaudages dans les bois’, par Pierre Gondran dit Remoux


Pierre Gondran dit Remoux s’attache à un aspect particulier du livre d’I. Ch’vavar, le rôle de l’impulsion dans le poème.


Ivar Ch’Vavar, Échafaudages dans les bois, Tome I, Le corridor bleu et Lurlure, 2022, 304 p., 22 €.

Le travail poétique : une physique de l’impulsion

Impulsion : « Poussée qu’exerce un corps en mouvement pendant une durée de temps, généralement très brève, sur un corps immobile, et qui (peut) provoque(r) la mise en mouvement de ce dernier. » (Source : cnrtl.)

La 4 avril 2011, dans une lettre à la psychanalyste Catherine Lucien, Ivar Ch’Vavar raconte un épisode que j’intitule l’« impulsion primitive ». Un jour de sa jeunesse, il ressent la présence du fantôme de feue son arrière-grand-mère : « Elle cherchait (faut-il croire) à me communiquer le souffle, la force, l’énergie. » Le résultat fut une terreur doublée d’une redoutable inhibition de sa vocation de poète des années durant : l’impulsion n’avait pas été transmise, l’énergie de l’aïeule s’était dissipée. On ne l’y reprendrait plus : le poète dorénavant respecterait la première loi de la thermodynamique, qui stipule : « Lors de toute transformation, il y a conservation de l’énergie. » Une impulsion ne doit jamais être gâchée. Dans la lettre à Laurent Albarracin du 26 novembre 2011, Ivar Ch’Vavar loue les qualités du recueil Dévotions de son camarade ; mais un des vers lui est inaudible : « le seul vers de tout l’ensemble que je n’entends pas : “sous l’impulsion dont on veut se dégager” ». Comme peut-on vouloir se dégager d’une chose aussi précieuse, ce don qu’est une impulsion ? Force, impulsion, énergie, travail (du poème) : au sens que les sciences physiques confèrent au mot, Ivar Ch’Vavar est donc un mobile. Appelons-le mobile A (car il y a plein de A dans son nom d’Artiste). À un instant t, le mobile A peut être caractérisé par son immobilité. Parfois longtemps : et c’est souffrance, carence, stérilité. Arrive l’impulsion apportée par un autre mobile que nous appellerons C1 (C comme Camarade !) qui, lui, est en mouvement. Le mobile C1 fournit la quantité de mouvement nécessaire pour que le mobile A devienne mobile. Parfois longtemps : et c’est euphorie, transe, Inspiration. Le mobile A, grâce à la quantité de mouvement acquise, pourra faire impulsion sur un mobile C2 immobile. Et ainsi de suite : « pouvoir recevoir pour donner » dit Ivar. Le travail du poème serait cette énergie totale développée par le système des mobiles A + C1 + C2 + C3… « faire de la poésie à plusieurs », une clé du renouvellement de la poésie pour Ivar Ch’Vavar.

A et les C autour de A, machinerie et fraternité des lettres, questionnent certains des enjeux principaux de la poésie contemporaine tels qu’ils apparaissent dans Échafaudages : « redonner sens » et « rendre accessible ». Une des lettres majeures données à lire, écrite le 12 juillet 2011 « à la nuit tombée » et adressée à l’éditrice et amie Cécile Odartchenko, aborde successivement ces deux aspects au sujet de Titre (une épopée berckoise), qu’Ivar considère comme « très au-dessus de ce que j’ai pu faire jusqu’à présent ». Ainsi :

Titre est une illustration sidérante de ce qui se trouve dit dans les parties les plus profondes de Travail du poème, livre qui se proposait en réalité de redonner tout son sens à la poésie.

Plus loin, dans un long post-scriptum :

Un autre point que je voudrais aborder est celui de l’accessibilité de ce poème… Le fait que j’aie (jusque dans la transe !) toujours pensé au lecteur. Un texte n’a pas à être “facile”, et qu’est-ce que ça veut dire, “facile” ? Mais il faut qu’il soit accessible.

Les propriétés constitutives de l’accessibilité sont alors égrainées : la force de l’évidence (« quelque chose qui vaut d’être lu, et qui demande à être lu »), un formalisme non gratuit (qui « amène du sens », qui « piège et redistribue du sens »), la sensation (parfois « effrayante ») que l’on va être « emmené très loin ».
Puis cette précision (quasi chamanique) :

J’ai parlé d’accessibilité… Je voulais dire que le lecteur doit percevoir — tout de suite ou presque tout de suite — que tel poème va lui ouvrir un accès, constitue une ouverture, lui ouvre quelque chose, de grand, et en grand.

Ce système mobile à l’intérieur duquel, idéalement, chacun est mobile est vernien : « Mobilis in mobile », la devise du Nautilus. Ces échafaudages seraient-ils construits sous la mer ? Quelque part au large de Berck ? Ivar/Némo prétend qu’il s’agit d’échafaudages dans les bois, mais c’est là une figure de modestie — le bois sous sa plume étant bien peu face au monde. Certes ce ne sont peut-être pas des échafaudages dans le monde mais, oui, des échafaudages dans l’abysse obscur. Pour tenter d’en sortir la poésie qui, selon lui, y est tombée, perdant sens et public.     

Pierre Gondran dit Remoux