Pascal Commère, la permanence du poète, par Philippe Fumery


Alors que paraît ‘Vergers, etc.’ (Fata Morgana) Philippe Fumery relit ici ‘Lieuse’ de Pascal Commère, un livre paru en 2016.


Au cours des années de sa vie professionnelle, Pascal Commère a tenu une permanence chaque jeudi dans un local mis à sa disposition par la coopérative agricole. Il y rencontrait des agriculteurs, ou paysans – il lui est difficile de trancher, le métier se transformant à leur corps défendant – qui avaient besoin de ses services pour mettre à jour et au clair leurs documents comptables et administratifs. Et ce n’était pas une mince affaire, à commencer par trier les registres tachés de lait ou de sang, les enveloppes conservées dans la pile de journaux. Les hommes venaient les jours de pluie, ils échappaient aux rendez-vous dès que les foins ou l’ensilage le leur permettaient, et envoyaient plutôt leur femme. Mais l’échéance se faisait pressante : inventaire, passage « au réel » ou encore « tévéa », et « le noir petit monde obstiné de l’agriculture » finissait par se ranger, (p.35).

Pascal Commère écoutait leurs histoires, leur tissu de problèmes : les clôtures, les vaches qui avortent, le fils qui ne trouve pas de femme, un autre au bord de la faillite, le pays qui se dépeuple. Pascal Commère n’est pas comptable de leurs déboires : « Que pouvais-je face à cela ? Les chiffres ne remplacent pas les mots qu’on ne peut pas dire ». Il en a fait la matière du livre intitulé « Lieuse » (Le Temps qu’il Fait, 2016), composé d’histoires selon le terme qu’il a choisi de conserver. Son regard est lucide : « Mes journées ne conduisaient pas à l’autre bout du monde, je travaillais dans l’ombre. Comme si l’existence à laquelle je consentais consistait à les écouter. Les aimer peut-être », (p.89).

Son rôle auprès de ces gens, le conseil à différents niveaux – « car rien avec les paysans n’est jamais ceci ou cela, mais un peu les deux à la fois, toute chose en cachant une autre », (p.125) – lui fait songer à celui de William Carlos William, poète de la modernité et médecin de campagne. Il ne sera pas le seul auteur à être évoqué. Dans la sacoche qu’il emporte pour sa permanence, il arrive à Pascal Commère de glisser une revue de poésie, et même si ce n’est ni le lieu ni le moment. Mais voilà qu’un paysan s’appelle Gros Georges, et l’on glisse vers Léon-Gabriel Gros, poète des Cahiers du Sud, dont l’œuvre a été rassemblée sous le titre « Expériences à la portée de tous », titre qui intéresse Pascal Commère pour passer au tamis les siennes. C’est encore André Frénaud et son ami Vittorini qui sont approchés. Alors oui, les poètes se glissent entre ces histoires de villageois, car ils « sont de gros insectes sous l’herbe des villages, qui mâchonnent… », (p. 75).

Au bout de la rue se tient la boucherie du village, où il lui arrive de faire quelques achats avant de rentrer chez lui. Voilà qu’un soir plus aucune lumière n’attend les clients, ni en vitrine, ni dans le laboratoire attenant ni même à l‘étage. L’évidence apparaît à son tour : le boucher est parti. Triste choix en vérité, puisqu’il s’est donné la mort la veille de Noël, geste qui obère la célébration d’un enfant divin, en se pendant à un crochet où sont d’ordinaire les volailles et les jambons, après avoir sorti et étalé ses médailles militaires.

À la même époque, une autre nouvelle bouleverse Pascal Commère, laquelle donne un tour très personnel à ces pages : sa compagne attend leur enfant. Il évoque l’attente, cette situation si particulière où il n’y a pas de mode d’emploi ni de préparation à l’attente comme il en existe pour l’accouchement. Si le couple va donner la vie, Pascal Commère confie l’espèce de « dispersion » qui s’empare de lui : « la seule chose que je pusse imaginer était qu’une ombre bientôt se collerait à la mienne, ferait corps avec la mienne, et cela pour longtemps – du moins je l’espérais –, ce qui ne laissait pas de me troubler, moi qui ne coïncidais jusque-là avec la vie que lors d’instants fortuits », (p.39).
Mais les choses évoluent très vite, et prennent toute la place : « nous ne pensions qu’à cela, à la lumière que ce pourrait être dans l’ombre de nos vies », (p.43).

Dans l’anthologie « Des laines qui éclairent » (Le Temps qu’il Fait, Obsidiane, 2012), Pascal Commère livre un avant-propos où il pose les jalons de son parcours. Incidemment, il donne une vision de la poésie qui entre en résonnance avec les lignes précédentes : « … je n’imaginais pas alors que la poésie (…) pût exister, hors du cercle de lumière qu’elle avait su engendrer dans l’ombre », (p.11).  

Philippe Fumery

Lieuse, Le Temps qu’il fait, 2016, 160 p., 17€
Des laines qui éclairent, Une anthologie, 1978-2009, Obsidiane & Le Temps qu’il fait (éditions), coll. « Les Analectes », 2012.
Publication récente :
Vergers, etc., Fata Morgana, 2022, dessins de Joël Leick, 64 p., 14€