Raluca Maria Hanea, « Disparition initiale », extraits


Un large choix de poèmes de Raluca Maria Hanea extrait de son livre Disparition initiale, paru récemment aux éditions Unes


 

Raluca Maria Hanea, Disparition initiale, dessins de Philippe Favier, Unes, 2023, 88 p, 10 €



La terre avait glissé sur elle-même en pleine nuit, les murs ne faisaient plus maison.

Une porte fendillée, hors des gonds m’est tombée dessus. Nous la hissons sur le sommet de la tête, épaules courbées.

Elle s’effritait, nous empoussiérait , il nous restait dans les mains des fibres dégagées que mon père roulait en cordées, qu’il allongeait à terre.

Nous avions pris tant d’images, qu’il nous a été impossible d’apparaître.

Dans chacune le geste continuait, malgré les bords.



Une si large bande d’yeux
les animaux regardent à l’intérieur le cercle s’élargit.

Une forêt de secret
conforte nos matières irrégulières.

La lumière mâche et fond tous les dégels possibles
des heures qui frisent les murs, les allées de pollen comblant les collines.

A l‘instant où le cou lutte encore un peu pour la jeunesse.



Une froissure d’or sur les murs. Les formes viennent par l’œil.
Il n’obture pas malgré la mécanique.

Avec les enveloppes des plantes, des animaux
il n’y a pas assez d’os
mais les enfants continuent à ramasser des crinoïdes.
Ils deviennent translucides posés sur nos meubles.

Une langue avec abri dedans
qu’on voit avec le corps
qu’on danse avant de parler.



De longues tranchées coupent le chemin devant chez nous.
Des batelières et bateliers en retirent de grandes cosses sèches tombées de l’arbre.

Elles sont oblongues, noires et sèchent. Ils vont les coudre ensemble pour rassembler leurs bateaux.

Au bout de l’allée l’eau bout, les yeux voient, les mains dans la terre.

Nous allons aux confins où la vitesse épuise ses propres copies.



Dans le silence un ajustement reste à faire
entre nos positions et le retard
de moins en moins abstrait
figé devant une porte
toutes les armoires se disloquent
les animaux descendent
et notre temps est un tambour de pas.


Raluca Maria Hanea, Disparition initiale, dessins de Philippe Favier, Unes, 2023, 88 p, 10 €

Choix d’Isabelle Baladine Howald


Sur le site de l’éditeur :
Le Grand Indicateur est un oiseau qui aide les chasseurs de miel à débusquer les ruches, et qui, juste avant de désigner l’endroit précis où se trouvent les essaims d’abeilles, opère une disparition initiale dans son vol, s’éclipse, avant de finir par réapparaître. Ce que Raluca Maria Hanea cherche à retrouver ici, c’est la ruche émotionnelle de son village natal en Roumanie, les lieux qu’elle invoque en trois versions concomitantes : le temps du souvenir, le temps présent, le temps du rêve. Disparition initiale nous plonge dans un monde rural, simple quoique mystérieux : un monde de maisons en bois, de granges, de collines, de forêts. Mais tous ces lieux sont dédoublés par une surimpression d’images, de temporalités, de fantasmagories. Raluca Maria Hanea prélève des images venues d’époques différentes, puise jusqu’aux âges profonds, archaïques, qui dans une boucle à la fois lucide et hallucinée viennent se superposer au souvenir immédiat. « Un corps n’arrêtait pas de naître », et c’est tout le mouvement de ce poème qui semble surgir et se recomposer sans cesse au fil des stimulations visuelles, mémorielles et rêvées ; plaque sensible sur laquelle s’imprime le texte en images mouvantes issues des « premiers livres de contes » qu’il faut léguer à l’enfant qui naît, où le passé est disposé sur les pages à la façon herbier mental. Rues d’hiver transformées en patinoires, arbres fruitiers effondrés, fleurs peintes, spectacles de danse d’enfants, sachets de graines, vieilles musiciennes, déesses au bord du lac, murmures de pierres… La terre est souple, faite de glissements sous-jacents, de sources qui poussent les maisons, emportent les cimetières. Elle est humide comme le souvenir, poreuse et fertile, proliférante : « on croit marcher sur les excroissances de la forêt » dit Raluca Maria Hanea. Sur cette terre qui engendre ses mythes et réveille ses anciennes coutumes, « le lieu recule », littéralement, comme le temps, les demeures d’enfance, les souvenirs, les êtres, les animaux dans une dérive rêveuse, et il s’agit de le recomposer, le retisser, puisqu’on « se parle dans des temps rompus ». Recomposer le lieu par une succession de transfigurations et revisitations, de détails surgis du fond d’une longue nuit pleine d’étoiles où tout n’apparaît pas clairement, mais avec l’urgence de la perte. Visages du père, de « bouni » la grand-mère, visages du village – et l’on porte parfois le visage des autres – nous ne sommes qu’une matière parmi d’autres, on change de couleur à l’intérieur de soi-même, êtres malléables, tissus de songes, vies somnambules, cerfs, ours, félins, transformations incessantes, pièces qui rapetissent, escaliers vertigineux, tout parle « à l’invisible » dans ce livre où l’enfant enfin revenue, tel le Grand Indicateur, fait rêver son passé et cherche « partout son double ».