Lorine Niedecker, “Cette condenserie”, lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald rend compte aux lecteurs de Poesibao de “Cette Condenserie”, livre de l’Américaine Lorine Niedecker, paru chez Corti.


 

Lorine Niedecker Cette condenserie, textes traduits, choisis et assemblés par Martin Richet, postface de Jean Daive, coll. Série américaine, Corti, 2023, 270 p, 21 €


Lorine Niedecker, « ma boue primordiale »



Paru chez Corti après le Louange des lieux, Cette condenserie de Lorine Niedecker (1903-1970) regroupe un certain nombre de lettres à ses correspondants, Louis Zukofsky dit aussi Zu ou Louie, auquel la lia une relation aussi profonde que difficile, au fils de celui-ci, Paul, à ses amis poètes ou éditeurs Cid Corman, Harriet Monroe et Jonathan Williams, à un jeune voisin ami, Gail Roub.
Martin Richet, littéralement créateur de ce livre puisqu’il a rassemblé ces textes épars avec beaucoup d’à propos, a ajouté deux textes de Lorine Niedecker sur Zukofsky et Corman. Enfin Lac supérieur, qui comprend notes, proses, réflexions et le poème, conclut le volume.

Lorine Niedecker est issue – mais pas strictement compagne – des objectivistes, le mouvement des années 30, aux Etats-Unis, regroupant principalement Zukofsky, Oppen, Reznikoff et Rakosi. Assez rapidement le mouvement se désintègre et disparaît. Pour autant ce mouvement marquera non seulement la poésie américaine mais suscitera jusqu’à ce jour un grand intérêt de la part des poètes français. Rappelons l’énorme travail d’Emmanuel Hocquard avec Un bureau sur l’Atlantique, du CIPM et d’Eric Pesty (la revue de Jean Daive qui y est éditée porte le nom du lac près duquel vit Lorine Niedecker, Koshkonong), de la fondation Royaumont et des éditions Virgile, POL, Nous, ou Corti (pardon si j’en oublie…), pour faire connaître les poètes américains en France, et ceux de Keith et Rosmary Waldrop, aidés de leurs magnifiques traducteurs comme Elena Rivera, avec Burning Deck aux Etats Unis pour faire connaître leurs homologues français. D’abord portée vers l’intériorité la poésie de Lorine Niedecker s’ouvre ensuite très largement et essentiellement au paysage, à la vie avec le lac, les bois. Plus le temps passe, plus le travail de poésie se concentre, plus la voie de l’écriture est étroite, elle la nomme « condenserie » avec une certaine ironie. « … moi la phrase m’attend en embuscade – toutes ces prépositions et ces connectifs – comme une crue de printemps précoce. C’est une bonne chose que ma réaction ait toujours été de condenser, condenser » (lettre à Cid Corman en 1962, Louange des lieux, trad. A. Lang, M et N. Pesquès, Corti, 2012).

Sa principale préoccupation est l’écriture issue du paysage : « le point de départ est direct et clair – ce qui a été vu ou entendu etc…- mais quelque chose s’introduit, qui recouvre tout ça pour faire un état de conscience… … La forme visuelle est là en arrière-plan et les mots véhiculent ce que dégage la forme visuelle une fois qu’elle est éprouvée par l’esprit. … le ton de la chose. Et la conscience de l’influence que tout exerce sur tout. Très tôt, je suis allée voir le lac derrière nos bâtiments et je me suis dit « je suis ce que je suis à cause de tout ça – je suis ce qui est autour de moi – ces forêts m’ont faite… » J’avais toujours l‘impression de perdre mon temps quand je ne me tenais pas à l’image pure et dure… ».
Dans Louange du lieu, elle écrivait déjà : « Ne compter sur rien sinon le changement, le perpétuel recommencement, le grand cycle de la nature. » et un peu plus loin : « les Brontë avaient leurs landes, moi j’ai mes marais »
Dans ses lettres, la nature explose, et est souvent mêlée au fait d’écrire : « Des prêles – des espèces de petites fougères à tiges creuses – imagine donc ! – si c’est bien là leur nom – comme le type qui découvre qu’il a parlé en prose toute sa vie. » (lettre à L. Zukofsky, 19/06/48). Elle s’y connaît très bien, s’émerveille, en vit et l’écrit littéralement.
Se déroule en parallèle le contact constant avec des revues, de jeunes éditeurs intéressés par son travail. L’effervescence est grande aux États-Unis concernant les nouvelles formes de poésie dans Origine (Cid Corman) ou Poetry (Harriet Monroe) en tête.
Les deux textes plus théoriques sont consacrés à Zukofsky et à Corman et montrent sa finesse de lecture, sa parfaite compréhension du travail des autres, sa générosité aussi en citant très largement des poèmes de chacun. Et si elle peut le faire, c’est qu’elle n’est pas tout à fait pareille qu’eux. Lorine Niedecker est toujours un peu en dehors, un peu à l’écart, un peu seule.
Les derniers textes sur le Lac supérieur sont de toute beauté, d’une grande simplicité. Rivière, pierres, herbes, descriptions minutieuses de fleurs, en compagnie de Albert Millen, son dernier compagnon.

J’aurais dû simplement citer Jean Daive, dont la postface lumineuse dit tout. Lorine Niedecker aimait beaucoup la poésie de Jean Daive.
Il cite ce mot d’elle écrit à Zukofsky parlant des paysages marécageux qui l’entourent : « ma boue primordiale ». Il ajoute lui-même sur les lieux où vivait Lorine Niedecker : « Comment vivre ici et penser sans être en contact avec le frisson ? ». Il évoque ce « Parler géographique. » Il écrit très justement : « Elle n’a pas choisi la voie de l’esthétique, mais celle d’une littéralité de la sauvagerie. … Entrer dans l’espace d’un poème de LN, c’est entrer dans l’espace d’un bois et de son humidité ». « Quel est le poète qui tente de s’exprimer en phénomènes comme l’éclair, le tonnerre, l’humidité, la pierre et toutes sortes d’irrégularités selon événements célestes, événements météorologiques ou croyances superstitieuses, tout ce qui est a-logique ». Je pense à Novalis. Et Lorine Niedecker qui est une femme, a un rapport tellurique à ce qui l’entoure, ce dans quoi elle a choisi de se fondre. La « condenserie », c’est cela : « Pas de retour. Pas d’Ithaque. Pas la maison. Pas la vie. Même plus l´autre. Plus jamais soi. Seul le poème » (J.Daive). Il s’agit moins d’une abstraction que d’un effacement pour faire partie du poème.
« éliminer » dit Jean Daive, en effet, condenser, c’est ça. Ça n’a rien d’ « objectif », en cela elle reste à l’écart du mouvement de cette époque.
Son geste est simplement, mûrement réfléchi et sensiblement l’objet de son expérience quotidienne : une poétique.


Isabelle Baladine Howald


Lorine Niedecker, Cette condenserie, textes traduits, choisis et assemblés par Martin Richet, postface de Jean Daive, coll. Série américaine, Corti, 2023, 270 p, 21 €