Pour l’anniversaire de la mort de Jacques Derrida, 9 octobre 2004, par Isabelle Baladine Howald


Le 9 octobre, il y a 20 ans, Jacques Derrida disparaissait. Vide inguérissable pour beaucoup, comme l’exprime Isabelle Baladine Howald.


Il y a vingt ans, Jacques Derrida

 

Je posthume comme je respire
Jacques Derrida


Je ne veux pas que le jour commence je ne veux pas que le jour finisse

– la fin commençant au commencement —


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si je ne meurs pas au jour de la mort de l’autre, si le cœur bat bien qu’il semble en arrêt
si l’on peut continuer à chercher l’air que l’autre ne peut plus respirer

comment prendre en moi ses battements, sa respiration, moi qui crois mourir à chaque fois et chaque nuit heure par heure quand je l’apprends sans cesse pour la première fois


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on a levé le corps, ce jour-là


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si l’on peut continuer à passer d’une journée à une autre journée, si l’on peut se rendormir entre deux terreurs, si l’on peut refuser le deuil comme une fermeture. Si mes yeux peuvent se rouvrir quand les siens resteront fermés. Si l’on peut refuser toutes les consolations, les fuites, si l’on peut rester fidèle aux larmes et supporter le sourire qui reviendra quoi qu’il arrive, si je peux aimer le mort aussi longtemps que je resterai en vie, le chérir, comme dit Mallarmé (chéri, écrit-il)

si je peux encaisser les coups redoublés durant des jours et des nuits
tous les coups que me souvenir me porte

si je peux continuer, c’est pour me charger, comme dit Mallarmé, « je me charge » dit-il,
de ces coups redoublés
et de ceux qui sont venus plus tard et de ceux qui m’attendent


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sous les ponts de l’aéroport passés les uns après les autres, au retour sur cette autoroute chargée, silencieux et si proches, nous avons vu surgir juste au-dessus d’un des ponts, un énorme avion blanc prenant son envol avec l’inscription Air Algérie


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pendant la nuit, lui l’éclaireur, dans son inquiétude nous laissant dormir encore un peu, filant pour ne pas être filé, toujours devant, toujours en avant, seul ainsi qu’au fond il aimait l’être, s’en alla :

« Déjà je suis mort, c’est l’origine des larmes »*


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c’est maintenant ici à l’Est :
essayer, sans lui qui vint si souvent, maintenant sans signe, sans salut, sans reconnaissance possible, poursuivant avec effort sur les

bords flottants, fleuve, montagne en deux montagnes, brumes, frontières, flèche et forêts, littérature, philosophie, poésie en au moins deux langues, traversés en tous sens, bords, bordures, lignes, interstices
lisibilités, traductions, étymologies

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j’ai toujours rêvé à ce bureau dans son grenier qu’il appelait « mon sublime »


Mon sublime me trouve toujours occupée, poïesis, ma poïesis


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sable, sable terre claire sous nos pas, la mise en terre


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j’adapte mon pas, je veille, je garde, fantômes et vivants, je prends leurs coups, Andenken me frappe
je pense aux voiles de mes voyants aveuglés


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« Jacques Derrida est mort » est une phrase impossible et il ne la signerait pas, non, pas celle-là


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je sublime comme je respire.


Isabelle Baladine Howald
2004-2015-2024

* « Déjà je suis mort c’est l’origine des larmes » figure dans Circonfessions, co-écrit avec Geoffrey Bennington, Seuil, 1991
* Andenken est un poème de Hölderlin, traduit couramment par « Souvenir » ou par « je pense à toi » (trad Ph. Lacoue-Labarthe)

Jacques Derrida est mort le 9 octobre 2004, il y a vingt ans.