Jacques Robinet, « un long sillage d’écriture », par Florence Trocmé


Décédé le 29 juin 2024, Jacques Robinet laisse cinq livres de prose publiés à La Coopérative, axes de cet hommage.


Le long sillage d’une écriture

 

Cette disparition, Jacques Robinet l’a vue venir de loin. De manière presque concomitante à son retour à l’écriture, et surtout à la prose. Quelques notes de journal à partir de 2012 et le grand récit autobiographique, Un si grand silence, écrit après la disparition de sa mère, figure absolument centrale de son existence.

Une rencontre tardive
Ce n’est que tardivement que j’ai connu Jacques Robinet. Nous nous sommes croisés à un Salon de l’Autre livre, sur le stand de son éditeur la Coopérative, mais je n’avais pas osé lui parler, n’ayant pas encore ouvert le livre récemment reçu.
Sa première lettre date de la toute fin 2019 et il me remercie pour les mots écrits dans mon Flotoir à propos de La Monnaie des jours. Très vite, quelques jours après, Jacques a commencé à m’envoyer des extraits de ses notes en cours. En une quinzaine de jours à peine, nous nous sommes mis à dialoguer assez intensément par le courriel. Autour des notes quotidiennes, du jardin, des arbres, de la maison, de la musique, de la religion, de la psychanalyse.
Ce beau dialogue, qui m’a tant enrichie et qui m’a tant apporté, ne s’est interrompu que la veille ou l’avant-veille de sa disparition, même si nous n’échangions plus que par quelques brefs messages vocaux.
Mais j’ai tort d’écrire que le dialogue s’est interrompu. Parce que la présence perdure et en particulier grâce à notre correspondance (qu’il faudra peut-être éditer ?) et grâce à ses livres. Et aussi par tout ce qui m’a été transmis dans ces quatre années et qui m’accompagne toujours et le fera très longtemps au fil des jours.

Une si profonde humanité
L’humanité de Jacques Robinet était nourrie de toute sa vie, de toutes ses joies et ses souffrances. Une mère adorée, un passage par la prêtrise, le métier de psychanalyste, sa vie avec Renaud… ; il y avait chez lui une oscillation permanente entre le sombre et le lumineux, le désespoir et la joie, le doute et l’espérance. Ces années où je l’ai connu, ce fut tout cela qui rendait sa joie si humaine et crédible, adossée qu’elle était à son désespoir et ses chagrins, qui furent nombreux. Sans parler de la longue épreuve de la maladie les dix dernières années.

Cinq livres de chevet
Le premier des livres paru à la Coopérative, la belle maison d’édition de Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, Un si grand Silence, fut un récit, autobiographique, dédié à Carmen, sa mère espagnole, après sa disparition qui laissa Jacques Robinet anéanti. Ce récit est un grand et profond retour sur lui-même, notamment au travers d’un voyage de deuil en Inde. « Livre initiatique, disent ses éditeurs, gorgé d’expérience et nourri par une longe pratique de l’écoute des souffrances d’autrui (…) chronique d’un deuil mais aussi témoignage d’espérance. »
Pierre fondatrice de l’œuvre en prose de Jacques Robinet.

Le deuxième livre, La Monnaie des jours, propose des pages de journal des années 2012 à 2019. Il suffit de refeuilleter ce livre et les suivants pour attester de nouveau de leur caractère de « livres de chevet. » De ces très rares livres, que l’on garde près de soi, que l’on peut ouvrir, le soir ou le matin et où l’on est sûr de trouver quelque chose qui vous parle, mieux même qui vous concerne. Expérience forte qui entretient aussi la longue traîne de la présence de l’auteur.

Les Notes de l’heure offerte
, le 3ème livre, est dédié à l’année 2019. Désormais l’écriture quotidienne ou presque est devenue la règle et les notes remplissent un fort livre chaque année. Grande reconnaissance aux découvreurs de ce travail, Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon. L’âge et la mort deviennent de plus en plus présents. « comme une main glacée, brusquement, la peur de mourir m’empoigne. (…) Cela a grandi les derniers jours, l’impression que j’ai déjà quitté la rive où les vivants se rencontrent, échangent à tout propos, s’amusent d’un rien. » (p. 63)
On suit ici tous les mouvements intimes d’une conscience, dans ses élans et ses replis, ses joies et son effroi (un mot qui revient souvent) et cela sans aucune complaisance et sans concession aucune pour soi, dans le doute permanent de l’intérêt d’écrire cela.

L’Attente
, le quatrième livre, se fait plus précis, année 2020, celle de l’épidémie, installation définitive à la campagne, arrêt de la pratique analytique.
À propos de l’analyse, qu’il pratiqua pendant plus de quarante ans (il fut proche notamment de Françoise Dolto), Jacques Robinet écrit : « Alors, l’impossible devient possible. Possible n’implique pas la guérison, mais capacité d’assumer son histoire, son incomplétude, son manque. » (p. 84). Il écrit aussi : « Bonheur de se déprendre de soi-même, feuille qui dérive sur l’eau. Ne plus se crisper : consentir à cet effacement. » (p. 31)
Car il faut le souligner, sans doute un peu trop tardivement ici, Jacques Robinet écrit dans une langue splendide, classique et très subtile, apte à épouser toutes les ondulations de l’humeur, toutes les nuances du ciel, toute la complexité de la vie. Il est également poète, il ne faut pas l’oublier et avant l’aventure éditoriale avec la Coopérative, avait publié déjà huit livres de poèmes.

Et voici La Nuit des sources, dernier volume paru cet automne mais qui ne sera pas le dernier, les éditeurs publieront en effet un livre avec les ultimes notes de Jacques Robinet. C’est un livre poignant, on sent bien que l’échéance se rapproche, que Jacques Robinet en est conscient mais qu’il est toujours aussi soucieux de voir la beauté du monde, ne serait-ce que de sa fenêtre de son village d’Ondreville. Toujours soucieux d’accepter la lumière et la nuit (La nuit des sources, presqu’un oxymore d’une certaine façon). « Le jour pluvieux s’accorde bien à ma fatigue. Je suis reconnaissant au soleil de ne plus m’éblouir. Il y a beaucoup de douceur, de compassion dans cet univers gris. Le gris retient en lui toutes les couleurs ; il les absorbe, les garde à l’abri. C’est l’espace neutre des possibles. Il ne consume ni m’impose quoi que ce soit. C’est la non-couleur du respect, de l’attente. » Et il est profondément émouvant de lire ce livre maintenant que Jacques nous a quittés, d’en entendre lire des passages par son compagnon Renaud, de revenir à tous ces livres de présence. J’espère qu’un jour Renaud Allirand fera quelques livres d’artiste avec des textes de Jacques Robinet.

Les livres sont magnifiques, remarquablement édités, avec un très grand soin. Sur chaque couverture, une œuvre du Renaud Allirand, compagnon de Jacques depuis trente ans. « Il faut dénouer l’angoisse comme un lierre qui étouffe l’arbre épris de lumière ». Ce sont les notes des années 2021 et 2022 : « Ce monde que je ne voyais plus ne cesse de m’éblouir. En cela le grand âge renoue avec l’insatiable curiosité de l’enfance et ses réjouissances secrètes. »

Oui ces livres sont livres de chevet (on peut dire aussi livres de vie). Ils invitent à pratiquer la bibliomancie, chère à Bernard Noël : les ouvrir l’un ou l’autre, au hasard, et se laisser porter par une découverte sans cesse renouvelée.

Florence Trocmé


Données bibliographiques :
Poésie :
Veille le silence
Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1984
Miroir d’ombres
illustrations de Renaud Allirand, 2000
Traces
illustrations de Renaud Allirand, 2013
Frontières de sable
encres de Renaud Allirand, préface de Bernard Sesé, Éditions La Tête à l’envers, 2013
Feux nomades
encres de Renaud Allirand, Éditions La Tête à l’envers, 2015
Neiges
revue numérique Ce qui reste, 2017
Lumières d’avril
revue numérique Terre à ciel, 2017
La Nuit réconciliée
gravures de Renaud Allirand, préface de Gérard Bocholier,  Éditions La Tête à l’envers, 2018
Brèches
Éditions L’Ail des Ours, 2020
Ce qui insiste
Les Lieux dits, 2022
Clartés du soir
Éditions Unicité, 2022
L’herbe entre les pierres
Éditions Unicité, 2024
Le vent souffle où il veut
Éditions Unicité, 2024

Prose, aux éditions La Coopérative :
Un si grand silence, récit, 2018
La Monnaie des jours, 2019
Notes de l’heure offerte, 2021
L’Attente, 2023
La Nuit des Sources, 2024

Note biographique :
Jacques Robinet, né à Neuilly-sur-Seine en 1937 d’un père français et d’une mère espagnole, a fait ses études secondaires à Madrid avant de revenir en France. Prêtre catholique de 1964 à 1972, il a quitté le sacerdoce pour devenir psychanalyste après sa rencontre avec Françoise Dolto. Proche de Julien Green, de François Mauriac et de Jacques Maritain, qui ont encouragé sa vocation littéraire, il a publié de nombreux recueils de poèmes chez divers éditeurs et cinq livres de prose aux Éditions de la Coopérative. Il a poursuivi son activité de psychanalyste jusqu’en 2020. Il est mort le 29 juin 2024

Dans Poesibao :
(Anthologie permanente), Jacques Robinet, La Monnaie des jours et La Nuit réconciliée,
(Note de lecture) La Monnaie des jours, de Jacques Robinet, par Sabine Péglion,

(Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 1, (Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 2, (Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 3, (Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 4, (Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 5, (Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 6, (Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 7, (Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 8 et fin,

(Entretien) Jacques Robinet, avec Nathalie de Courson,
(Anthologie permanente), Jacques Robinet, Ce qui insiste et Clartés du soir,
Jacques Robinet, “L’Attente”, lu par Isabelle Baladine Howald,
Jacques Robinet, “L’herbe entre les pierres”, extraits,
Jacques Robinet, “L’Herbe entre les pierres”, lu par Nathalie de Courson,
In memoriam Jacques Robinet, par Florence Trocmé

On peut lire aussi de belles analyses sur le blog de Patrick Corneau, « Le Lorgnon Mélancolique » :
Page de recherche Jacques Robinet