Philippe Grand, extraits de « Mais encore », Brouillon numérique 2024 [Les inédits]


Nous proposons ici des extraits du journal ou brouillon numérique de l’année 2024 de Philippe Grand. Autres précisions données ci-dessous.


« Mais encore », extraits

 


[…] 22 mars – 7 avril […]





Et ta « décision » du 13 mars (« à côté, pas dedans »), t’en as fait quoi ?
N’était-ce que pour la galerie ?

– Je la suis, Miroir-de-page. Là par exemple, dans la marge de cette 34, tu ne le vois pas
mais je raconte la fin brutale d’une amitié (sans doute mal entretenue certes, mais blessante sa liquidation).
Cela dit, du pur document (si c’est cela que tu as en tête), te l’accorde j’en laisse.
Et précisément à dessein de « documenter », un peu à la façon du peintre William UtermohlenA
qui déclara dans un entretien de 2001 :
« […] je voulais comprendre ce qui m’arrivait de la seule manière possible pour moi. »
Que ni moi ni personne ne sache exactement quoi, que mon cas/quoi soit a priori moins grave, ne s’agirait-il
que de mon vieillissement, il n’empêche : à moi aussi il arrive, je l’éprouve, et écrire est ma manière de.



– Je t’entends te taire, entends ce silence soupçonner qu’avec ces mots j’ai tu.
Alors voici : non elle ne me satisfait pas la manière de ma manière dans la confrontation à l’adversité intérieure. Bavarde. Aussi ce jour tenté de fermer.

A. Je viens de découvrir (fin mars) dans un magazine la « nouvelle campagne de sensibilisation au legs pour soutenir la recherche sur les maladies neurodégénératives » lancée par L’institut du Cerveau. Elle s’appuie sur le cas d’un artiste (que je ne connaissais pas) dont la maladie a ruiné l’art et au sujet duquel je relève ce qui suit sur le site du centre de recherche.
« William Utermohlen [1933-2007] est un peintre figuratif américain connu pour son travail relatant la relation entre son art et la maladie d’Alzheimer dont il déclare les premiers symptômes en 1991. Sa femme Patricia commence [alors] à remarquer certains changements chez son mari : des problèmes pour boutonner sa chemise, pour gérer l’argent, une perte d’agilité avec l’écriture… Quatre ans plus tard, alors que William a 65 ans, on lui diagnostique la maladie d’Alzheimer. Après le diagnostic de sa maladie, la production artistique de William Utermohlen se concentre sur la réalisation d’autoportraits qui témoignent tout à la fois de la modification des perceptions de l’artiste à mesure que la maladie progresse, que de la perte de la maîtrise technique. Selon sa femme, […] “alors que William avait une technique précise, presque scientifique, son style s’altère et se rapproche de l’expressionnisme abstrait. Petit à petit, les lignes se tordent, les aplats de couleurs se font plus crus et le visage peint se déforme. Dans ces images, nous voyons avec une intensité déchirante les efforts de William pour expliquer son soi altéré, ses peurs et son chagrin”. Il arrête de peindre en 2000 et meurt en 2007. »
Retenir que le passage de la figuration à l’abstraction est décrit comme un effondrement causé par une neuropathie…



27 mars
Queue de la Tempête Nelson cette fois.
À nouveau écrasés pliés fendus cassés les genêts là-bas.
À nouveau à retracer les chemins retracés…




Pour accompagner la publication de mais encore sur https://philippegrand.net/

« Depuis la création de ce site en 2020, je publie dans cette section En cours, au fur et à mesure que je le noircis, le brouillon numérique commencé en début d’année, lequel, celle-ci arrivée à son terme, migre, tas-de-plus, dans les Inédits.
En 20, ce fut 20, en 21 Jus de pierre, en 22 Plus avant, Retractationes en 23.
En 24, le travail en cours s’intitule mais encore.
Comme les précédents cahiers, il contient les allergènes propres au genre Journal, mais il me faut cette fois prévenir l’éventuel lecteur qui s’aviserait de le parcourir : plus virulents sont ceux-là, plus marquée ou moins
masquée la nature documentaire des notes inscrites au fil des jours…
Peut-être mais encore relève-t-il moins du “travail en cours” que de l’écrit privé indûment rendu public
– et peut-être un jour prochain l’absence de PDF téléchargeable sous ce chapeau demeurant remédiera-t-elle
radicalement à cette funeste évolution de l’écriture devenue évidente. »



Chez moi le non-fumeur est accepté,
je ne l’expédie pas ne-pas-fumer dehors.

S’agissant de l’autre chez-moi, cet ici, je n’ai pas davantage
de règle à imposer à celui qui y entre – mais le lecteur ne se plaindra pas
dedans qu’il y tousse.

Ici comme là je partage mes fumées.



De plus en plus conscient qu’une vie se décompose en périodes.
L’effet sans doute des souvenirs que j’appelle
ou plutôt de tout ce qui se rappelle en moi.



Jouer son v’atout.



La pensée ne me vient plus comme elle faisait avant.
 
Comment elle faisait ?
Des mots venaient, et elle avec, pas différente d’eux ; je ne saurais plus dire.
(D’où venaient-ils ? Où les chercher ? Dans quoi ?)

Il se peut que j’aie tout simplement fini ce que j’avais à faire
            (pose un problématique avoir-à-faire)
que j’aie expulsé ce que je contenais
            (pose un problématique contenant)
que le magasin ou l’intestin mental soit maintenant vide…
 
L’exploration expressive de l’intériorité serait achevée
et les mots auraient éteint et fermé en sortant…

Du moins un renversement s’est-il opéré : quand des années durant c’est
certaine assurance ou certain soulagement que j’obtenais d’écrire (ou qu’écrire me procurait), je vais (ou viens) maintenant au cahier éprouver certaine angoisse diffuse
– sans que cela ne me retienne (dangereuse mais lumière).



Samedi 30 mars.
Jour jaune.
Ciel éponge gorgée.
Entre lui et terre eau nombreuse.



Hier, imaginant qu’un exemplaire du même livre à 175 km d’où j’étais peut-être s’ouvrait
(hypothèse plausible, « plus proche » et son amoureuse logeant ce soir-là là-bas chez l’amie libraire),
je suis moi-même entré dans Retractationes pour y lire quelques pages, et il m’a paru autre que bon
ou mauvaisB : conforme à ce qu’il est, égal à la nécessité qu’il fût tel
– et pour me satisfaire cela, contre toute attente.
Puissé-je, ai-je pensé, visitant dans quelques semaines ou mois ce mais encore aujourd’hui si douteux, puissé-je éprouver la même chose…

B. Te souvient-il lecteur d’avoir vu ces qualificatifs repoussés déjà ? Piqûre : en page 138 d’Appendice, cette citation extraite
d’Un Souffle de vie de la grande Clarice : « […] ce que j’écris véritablement, et qui n’est ni “mauvais” ni “bon”. »
Avait-elle lu le Lenz de Büchner ? « […] nous n’avons pas à nous demander si c’est beau ou laid. Le sentiment de vie dans ce qui a été créé l’emporte sur la beauté ou la laideur et forme l’unique critère en matière d’art. »



(Jaune ? Plus tard on sut : sable du Sahara.)
Dimanche 31 mars.
La nombreuse pénètre dans la maison par le sol.
Éponger. Rouler le tapis. Surélever les multiprises.



Ai appris de l’amie libraire de Grignan
1) qu’elle n’a pas achevé Retractationes et donc n’en connait pas la page 110 qui aurait pu, « plus proche » étant là, amener le livre sur le tapis ;
2) qu’elle n’a pas hébergé les jeunes vendredi.
Yeux de personne sur mon dagbok de 24C donc – j’aurai néanmoins lu par eux, et tiré profit d’un fantasme.

C. Un joue grand rôle dans À travers le miroir d’Ingmar Bergman…



« Si ce n’est pas vous qui etc. »
Rien de tel que d’en appeler à elle pour endormir la vigilance.
            (“le monde tel qu’il va mal”)



Fil monde-tel-qu’il-va-mal, fil temps-qu’il-fait, fil fils… : du blanc.
Dans le noir sur blanc, un très visible.
Plus visible que jamais dans le textus car j’entrelace moins ? Peut-être.

Des fils dans le noir sur blanc ? Rien de plus normal :
espace tissé qu’un texte = les matériaux s’y entrecroisentD.

Même si le lecteur a pu parfois penser que je les cachais pour le perdre ou m’évertuais contre lui à les rompre, d’une phrase l’autre, d’une séquence l’autre, d’un livre l’autre, il y en a toujours eu des fils.
Des simples, des doublés, des épais jusqu’à la corde, des transparents, emmêlés, perdus/retrouvés…
Des fils de toutes les nuances du rouge – corail (comment-je-dis-ce-que-je-dis), grenat (qu’est-ce-que-comprendre ?), carmin (déjà-dit-voir-supra-XX), sang (…), vermillon (…), alizarine (…), rubis (…), brique (…), etc.E
Celui (très suivi) de mes lectures.
Celui (trop suivi) de mes tracas – et puisqu’on tient celui-là :
           
            Cerveau mou ce 3 avril.

D. Le mot titre n’est pas issu du verbe titre (du latin texere, « fabriquer un tissu mais aussi tout ouvrage dont les matériaux s’entrecroisent ») mais du mot title, « inscription (sur un tombeau) » (ca 1170) ; « désignation du sujet d’un ouvrage » (1200), etc. (du latin titulus,
« inscription »).
E. Pour le « satin du Sichuan délicieusement rouge » du dedans de sa besace, LS mentionne vingt nuances emmêlées à la page 95 de son magnifique Danubiennement (2022).

« Exclusivement constituée d’œuvres de la Collection PinaultF, dont elle souligne l’étendue, la vitalité et la diversité, l’exposition Le monde comme il va se déploie dans tous les espaces de la Bourse de Commerce, à partir du 20 mars 2024. […] Empruntant son titre à un conte philosophique de Voltaire, cette nouvelle exposition de la Collection Pinault révèle “la conscience aiguë du présent” chez les artistes, selon son commissaire [etc.] »
            (“le monde tel qu’il va mal”)

F. François Pinault, 28e fortune mondiale.



Orienté par Danielle Mémoire vers Stevenson via la notion d’art de se plaindre, je lis ceci dans une étude sur luiG :
« La relation de Stevenson à l’âge est, pour l’essentiel, cloisonnée : ses lamentations sur son vieillissement accéléré se trouvent majoritairement dans sa correspondance, qui abonde en détails physiques, et ne déteignent presque jamais sur son œuvre fictionnelle, plutôt orientée vers la jeunesse. Même dans ses essais, cette réalité est mise à distance, notamment grâce à l’emploi de la troisième personne du singulier pour parler de son propre ressenti, un procédé utilisé dans “Ordered South” et souvent employé par Stevenson quand il s’agit de parler de lui (dans “Un chapitre sur les rêves” (1888) notamment). »
(Reste fidèle au « Résolument en Je » de la page 24.)H

G. Raphaël Luis, « Robert Louis Stevenson et la vieillesse permanente » (2019). Voir https://hal.science/hal-03519429
H. « Résolument en Je.
Mais à rebours cette fois de MF* : pas un Je mais mon Je
car si moins fréquent alors le partage, plus intense quand il se produit. * »
* « […] le Je, pas mon Je mais un Je […] » Max Frisch, Gesammelte Werke VI, Suhrkamp, 1976, p. 89.
** « Et si je dis “je” [c’est que] je suis obligée à l’humilité de me personnaliser […] », Clarice Lispector dans Agua viva.



Le 6 avril 1994 à 20 h 27, le Dassault Falcon 50 de Juvénal Habyarimana
est abattu à Kigali par deux missiles. Il s’écrase « en partie sur le terrain de la résidence présidentielle ». Le corps du Président a presque regagné son lit.



7 avril. Flash spécial
Inquiétante découverte sur le tapis rouge du salon de M. Grand : une tête.
Un rapide examen des lieux a révélé que le corps fileté de la vis est fiché dans le bois du fauteuil canné style Louis XV où il s’installe pour lire.
Si ladite vis présentait un défaut de fabrication, il est étrange qu’il ne soit pas apparu avant : le poids du lecteur est depuis longtemps constant à 63 kg, et aucun récent comportement suspect de sa part, tel qu’un jeté brutal du corps entre les bras du siège, n’explique une augmentation soudaine et funeste de la pression sur le cou de la cruciforme. En outre, la présence d’insectes xylophages dans le bois du fauteuil ayant été décelée, on peut imaginer que la force qui a dû s’exercer pour la décapitation aurait dû plutôt entraîner un arrachement de la vis entière accompagné d’un éclatement de la structure…

©Philippe Grand