Peyo Yavorov, poèmes


Les éditions Circé publieront au mois d’Août un recueil du poète bulgare Peyo Yavorov (1878-1914). Voici un extrait du livre.



Monument de Peyo Yavorov, en reconnaissance par les Arméniens pour son soutien de leur mouvement d’indépendance.


Les Arméniens
 
 
Exilés malheureux, vestiges dérisoires 
d’un peuple courageux sans relâche et martyr,
pauvres enfants d’une mère opprimée, asservie, 
victimes d’un exploit si glorieux et si grand2 –   
éloignés de chez eux, en pays étranger,  
pâles et émaciés, dans un taudis miteux , 
ils boivent mais leurs cœurs sont plongés dans les plaies, 
ils chantent comme on chante au milieu de ses larmes. 
 
Ils boivent… Et dans l’ivresse ils oublieront sans peine
les revers de jadis et les deuils d’aujourd’hui, 
noyant les souvenirs au fond du vin fougueux, 
dans leur corps écrasé l’âme s’endormira ;
la tête se fera lourde, et alors, en elle, 
s’éteindra le visage souffrant de la mère 
et ils n’entendront pas dans l’oubli enivré
ce cri perpétuel à l’aide vers les fils. 
 
Comme un troupeau traqué par une bête en chasse,
les voilà dispersés déjà de tous côtés –
un tyran enragé, un tueur sanguinaire, 
a dressé pour toujours un glaive au-dessus d’eux ;
en sang ils ont laissé leur terre malheureuse, 
en flammes ils ont laissé le foyer paternel, 
ainsi, sans feu ni lieu, dans l’étranger lointain,
un seul chemin pour eux – à la taverne ! – ouvert.
 
Ils chantent… Et maintenant leur chanson est sauvage,
parce que des plaies rongent leurs cœurs mutilés,     
que la haine les noie dans sa fougue enragée
et presse jusqu’aux larmes les visages blêmes…  
Parce que dans leurs cœurs foulés le fiel déborde,  
que les têtes en feu dessèchent la raison, 
que dans les yeux sanglants l’éclair luit et les âmes
désirent la vengeance haineuse et sanguinaire. 
 
La tempête d’hiver semble entonner aussi, 
et mugit, et se met à hurler dans la nuit, 
et, comme un tourbillon, reprend, soulève, emporte
la chanson révoltée n’importe où sur la terre.
Or plus sinistrement s’enténèbre le ciel,
plus encore la nuit glaciale se renfrogne, 
plus ardemment dès lors chante la compagnie
et la tempête entonne en sa force inouïe.
 
Ils boivent et ils chantent… vestiges dérisoires 
d’un peuple courageux sans relâche et martyr,
pauvres enfants d’une mère opprimée, asservie, 
victimes d’un exploit si glorieux et si grand –  
éloignés de chez eux, gueux et déguenillés,  
en pays étranger, dans un taudis miteux,
ils boivent – l’ivresse oublie les revers de jadis, 
ils chantent comme on chante au milieu de ses larmes.



Révolté par la misère humaine et plein de compassion pour les peuples frappés par l’Histoire, égaré dans les labyrinthes de son âme et tendre poète lyrique, Peyo Yavorov (1878–1914) est le premier grand représentant du modernisme bulgare. C’est un poète singulier et solitaire qui ne tient dans aucun des modèles littéraires de son époque.
Son nom est un pseudonyme qui provient du mot sycomore en bulgare.
Dans sa poésie, caractérisée par une extrême tension émotionnelle, il est le premier poète bulgare à poser les questions existentielles : Qui suis-je ? Comment vivre dans le dédoublement ? avec la conscience de la fausseté, de la désintégration, de la perte imminente ?
La poésie de Yavorov, métaphysique et imprégnée d’un scepticisme profond, hantée par les doutes et les contradictions, change radicalement l’écriture poétique bulgare.
L’œuvre de Yavorov ne peut être séparée de son propre destin tragique, lequel brise les frontières entre vie privée et vie publique et transforme son existence en mythe, le mythe le plus dramatique et durable de l’histoire de la littérature bulgare.
 
Peyo Yavorov, Poèmes choisis, traduits et présentés par Bilyana Mihaylova et Brice Petit, Éditions Circé, 2024, 24€ (à paraître en août 2024)