Aleš Šteger, “Au-delà du ciel sous la terre”, lu par Marc Wetzel (avec nombreux extraits)


Marc Wetzel propose aux lecteurs une lecture approfondie de ce livre du poète slovène Aleš Šteger, traduit par Guillaume Métayer.


 

Aleš Šteger, Au-delà du ciel sous la terre – poèmes – traduit du slovène et préfacé par Guillaume Métayer – Gallimard, avril 2024, 144 pages, 16,50€


Puisque ce poète slovène (né en 1973) a clairement la tête métaphysique, allons directement où son chant, très vivement mais très spéculativement, pense. Aleš Šteger est l’homme d’un pays nain – né d’une douloureuse partition – avec, à ses quatre frontières (Italie, Hongrie, Croatie et Autriche) d’extraordinaires collègues lyriques, avec lesquels (il se déplace sans cesse) chanter cette si complexe histoire européenne, qu’un Dieu seul pourrait laver d’elle-même (“Combien le Seigneur doit-il s’écouler/ Pour qu’un seul homme soit purifié.” p. 43). Poète, en effet, spectaculairement européen, qui se demande comment sérieusement sauver la triple invention de son continent : celle de la liberté rationnelle (“L’homme va vers le non-homme, et vice-versa” p. 55), son déniaisement de la conscience (“Oh mes jolies œillères !/ Oh ma queue magnifique !/ Oh, le passé,/ Qui se pose sur moi/ Comme une mouche sur le nez.” (p. 94) et sa vocation (son métier inné !) de disparaître (“Mon cher père, tu sais que je sais,/ Ce que mon jeune fils sait, que rien ne reste,/ Aucun mot, aucun corps./ Dans le tien vit le souvenir du cadavre de ton père/ Qui n’a pas pu oublier la scène de jeunesse des vers/ Grouillant hors du crâne de son père” (p. 109).

Šteger fait directement parler cet homme (“Autobiographie de h“, pages 51 à 77) : l’animal en qui indéfiniment guerroient conscience, raison et liberté, et qui finit (à peu près invariablement) jouant à cache-cache dans ses propres ruines. Sa poésie est comme une méditation anthropologique, pas une simple élégie civilisationnelle : l’homme est l’être qui peut tout savoir, sauf ce qu’il en fera – et se tient donc indéfiniment “dans la magie des miracles insuffisants” (p. 64). Un être à la fois : comprenant démiurgiquement que seule sa raison survivra (“La mort est un artisanat“, p. 66, et l’Occident est la Logique sur une Croix, p. 73) et se contentant pleutrement d’attendre que la liberté tienne ses promesses (“Si l’homme n’est pas libre,/ S’il ne sait pas ce qu’est le ciel,/ Il se laisse facilement enfermer/ Dans la promesse de la liberté.” (p. 57), tel est le miroir verbal de la créature “h”.

On sait d’instinct que seuls les très grands poètes concilient (voire identifient ?) lyrisme et vérité en abattant une carte maîtresse inconnue, celle qui vient changer le jeu, ou dont le problème qu’elle pose ajoute pour nous une règle. Lyrisme et vérité ensemble, tout simplement, ou le pari unique, et follement gagné parfois en Europe (Alain, Pessoa, Valéry, Sloterdijk, Margaret Atwood, Bruno Krebs …) de faire chanter l’objectivité même. Mais il faut une carte maîtresse. Pour Šteger – qui ose ici ou là être sublime – elle serait à peu près ceci : un être du lointain cosmos (mais un être adaptable, de bonne foi, pacifique), réclamerait, arrivant vivre quelques décennies sur notre planète, un précis de vie terrestre sensée (oui, qu’en une phrase intelligible, on veuille bien résumer le genre de finitude qu’il faudrait savoir assumer ici-bas, pour bien profiter de notre Globe). On imagine bien la question du Martien : “Qu’est-ce qu’il me faudrait savoir de la présence d’ici pour l’inaugurer, l’assimiler et m’en suffire jusqu’au bout ?”. Eh bien, Šteger tient ici (p. 114) “cinq affirmations” à sa disposition. Qui auraient pu, mais moins élégamment, tenir en une (quelque chose comme “Honte à qui, reçu dans notre repaire d’Univers, ergoterait sur son loyer d’existence. Ici, l’indépassable n’a qu’un temps; et puis, le Cosmos y joue gros, si dangereusement affairé à lui-même. Un peu de tenue, donc, dans vos réclamations ! La Terre est l’Europe du Ciel”. Mais voici comment le poème de Šteger l’énonce :

Cinq affirmations,
C’est tout ce que les années
Ont apporté.
La première : je t’aimais,
Avant même d’exister.
La deuxième : ma vie
Est une goutte d’encre dans une nuit sans fin.
La troisième : il n’y a pas de fin,
Seulement les sommets enneigés des montagnes.
La quatrième : de nous la mer
N’a cure.
La dernière : il n’y a pas de fin,
Seuls les glaciers meurent”
.

Chacun sent bien quand il y a génie. C’est la puissance, qu’une pensée nous montre avoir, de gagner du temps sur elle-même, et de nous présenter (prodigieusement) un réel se comprenant lui-même. Par exemple, une pensée humaine peut-elle se refaire pour elle-même le coup de la Genèse, c’est à dire ré-entrer dans l’existence par son fondement perpétuel ? Et restituer ainsi, pour nous, l’inaugural frisson du Créateur ?  Šteger sait faire :

Au début,
que je ne connais pas,
au début,
dont je n’ai
qu’entendu parler,
il n’y avait qu’un seul
espace, infini.
La frontière lui donna forme.
” (p. 119)

Génie aussi, on le sent, le pouvoir qu’a une formule d’expliquer, en même temps que son objet, l’existence même de son maniement de lui. Par exemple, savoir dire d’une ligne quelle durée est vieillir : (“Ce que je suis me rattrape“, p. 127); ou dire de deux lignes quel aveugle exotisme est naître : (“Quelque chose est mis bas, se meut,/ Devient inamical et mystérieux” p. 71) ; ou synthétiser en une strophe parfaite la vie propre de l’altérité (l’effet que ça fait au Devenir d’être le devenir) : “Le lait se change en cendres./ L’histoire en oubli./ Une biche mange des mauvaises herbes/ Dans le jardin/ De la mère morte/ D’un autre homme” (p. 65) ; ou enfin, à nouveau en moins d’une ligne, savoir évoquer, rendre (comme si l’on prenait la place même de l’Absolu dans sa chaise-longue) l’effet que ça fait à Dieu d’être prié, quelle délicieuse et décevante démangeaison est en lui qu’une créature y formule sa demande d’être, dans le poème Montagne (p. 43) : “Le Seigneur regardait l’homme/ Qui se lavait en lui“. 

C’est donc le poète d’une anthropologie fondamentale, un peu désespérante (il est toujours trop tôt ou trop tard de savoir ce qu’est être un homme), mais seule (des langes au linceul) toujours utile. Trois leçons encore, pour finir. D’abord, l’être humain n’est pas tant cupide que curieux, car c’est le filon de l’or qu’il est qui le passionne (“Toi qui descends en toi-même,/ N’oublie pas les échos” p. 97); ensuite la diversité est l’ambiguïté heureuse : la nature ne met pas tous ses paniers dans le même œuf, voilà tout :”La vérité évolutionniste./ Un divisé/ Par Darwin.” (p. 101). Enfin, face au réel, l’homme bavard est moins hémorragique qu’avisé, car (au contraire d’un réel – dirait Clément Rosset – qui n’offre par principe de sortie hors de lui qu’irréelle) il y a toujours un mot pour nous sortir de ce dans quoi nous enferme une phrase :”Et si même un mot/ Te coince dans l’angle mort,/ Il y a toujours une porte./ Qui est capable/ De noter ce qu’il y a/ Derrière cette porte ?” (p. 99). Merci au remarquable Guillaume Métayer d’avoir pour nous entrouvert cette superbe possibilité. Car qu’aura donc été le moment de pensée européen ? L’historiquement inédite, astucieuse et tragique autocritique du Surmoi, répond Aleš Šteger, comme quelques extraits le diront mieux : 

Marc Wetzel


À quoi nos poètes sourient-ils ?
Il n’y a rien de drôle dans notre tribu.
Beaucoup gisent assassinés dans les ravins.
Nos femmes et nos enfants ont faim et vont pieds nus.
Des maladies inconnues nous fauchent.
Pas de nouveaux villages construits et il va bientôt neiger.
Malgré tout cela le sourire ne s’efface pas du visage de nos poètes.
Comme si envisager la peine leur faisait une joie secrète, irrationnelle.
Quand on leur demande ce qui est drôle ils ne disent mot, sourire en coin,
Et font la même chose quand on leur demande de nous remonter le moral en ces jours sombres.
Ils gardent la raison de leur sourire pour leur seul plaisir à eux
Nous leur faisons de moins en moins confiance, accordons de moins en moins de foi à leurs rares paroles.
Le sourire de nos poètes est vraiment mystérieux en ces temps de misère.
Ont-ils perdu la tête ? Raillent-ils notre misère commune ?
Leur sourire est parfois d’un plus cruel tranchant que les armes de nos ennemis.
Mais ils font erreur s’ils pensent qu’ils vont nous tromper.
Nous ne les tuerons que lorsque nous leur aurons extorqué leur secret.
Nous ne laissons en vie que les plus grands bavards, aux visages sérieux, qui nous ressemblent
” (p. 37-38 – Le sourire des poètes)

***

C’est un lieu en toi,
Où tu séjournes en secret,
Des tessons défendus,
Un lieu où nul
Ne peut aller.

Rien n’est plus doux
Que d’être
Une biche fugace,
Qui lèche ce lieu,
La langue saignante
” (p. 41 – Lieu)

***

La raison a ses volontés,
Mais elle ne peut diriger
Mon destin.
L’âme peut diriger
Le destin,
Mais n’a pas de vouloir.
Je fourre mon esprit
Dans une mallette noire
Et l’âme derrière l’oreille.
Pendant ma promenade solitaire
La mallette noire cliquette.
Quelqu’un me chuchote.
” (p. 98, Lois élementaires)

***

À la naissance
S’est caché en moi
Un petit dieu.
Je change,
Et lui est toujours
Seulement le même.
Nous ne nous recouvrons pas tout à fait.
Je l’appelle souvent,
Mais il n’est pas là.
Parfois, il se détache de moi,
Il adule les dieux des autres,
Sans que je m’en aperçoive.
Il n’est pas mal, mon petit dieu,
Quoique incompris et seul.
Je le plains.
Je n’aimerais pas être à sa place.
Mais il est à la mienne,
C’est pourquoi je lui suis reconnaissant
” (p. 106 – Mon petit dieu)

***

Il m’écrivait :
Je suis ma frontière.
Mais pas une frontière comme entre deux pays
ou deux domaines
mais l’incapacité à la franchir.
Je suis à la fois l’un et l’autre côté,
mais sans porte,
les chemins se perdent
” (p. 134 – La frontière en moi, 16)       

Ndlr
sur Aleš Šteger :
est un poète, essayiste et romancier slovène. Il appartient à la génération des auteurs qui ont commencé à publier juste après la disparition de la Yougoslavie. Son premier recueil de poèmes, Šahovnice ur (1995), a été épuisé en trois semaines, signalant l’apparition d’une nouvelle génération poétique et artistique en Slovénie.
Vingt ans après, Aleš Šteger est l’un des poètes et écrivains d’Europe centrale les plus lus. Ses livres ont été traduits en seize langues et ses poèmes ont paru dans les journaux et magazines de renommée internationale comme The New YorkerDie ZeitNeue Zuericher ZeitungTLS, etc. Parmi de nombreux prix et distinctions, la traduction anglaise de Knjiga reči (The Book of Things, BOA Editions, 2010) a remporté deux prestigieuses récompenses consacrées aux traductions aux États-Unis.
Traducteur de l’allemand et de l’espagnol, chevalier des Arts et Lettres, membre de l’Académie des arts de Berlin, il est aussi directeur de collection aux Presses universitaires Beletrina qu’il a co-fondées ainsi qu’instigateur du festival international “Jours de Poésie et de Vin” (www.stihoteka.si). Il a également travaillé comme directeur de programme dans le cadre de Maribor 2012, capitale européenne de la culture. Depuis 2012,  Aleš Šteger s’est lancé dans un projet de performance littéraire original intitulé Écrit sur place et réalisé dans plusieurs villes du monde : Ljubljana, Fukushima, Ciudad de Mexico, Belgrade et Kochi.
(site du Marché de la poésie)