Les éditions Corti publient Et maintenant le noir, de Peter Gizzi, dans une traduction de Stéphane Bouquet. …
Acte de langage pour un monde mourant
Un bruant des champs
derrière ma fenêtre,
tapote son reflet,
dieu antique
épuisé
tentant de communiquer
il m’agace un peu
tandis que je m’apprête à chanter
le nimbe de flore
sous un ciel en partie diapré
quand je regarde vers la fin
que je chante et alors,
chantant maintenant en direct,
songeant pourquoi pas
J’écoute et
je reçois maintenant
et cela me nourrit,
je suis toujours affamé
quand le beau
est trop lourd à porter
au sein de mon hiver
quand ma bibliothèque est pleine de pertes
pleine de merveilles
tandis que la polis se brise
et me recouvre entièrement
de son ombre
songeant à cela
quand les ombres s’écroulent
en ondes, quand
le medium au sein duquel je travaille
est immortel et
j’habite au beau milieu
d’un parfait exemple
d’entêtement
tandis qu’un simple regard
me défonce la tête, tandis que
les bourgeons à pointe d’argent oscillent à l’unisson,
en saluant le ciel entrepreneurial
quand j’ai dit travail
et voulais dire lyrique
quand je pensais en avoir fini
avec l’idée du poème comme véhicule
pour comprendre la violence
je pensais en avoir fini
avec ce si aigu monde
de merde
fini avec la voix et sa
bouillie constitutive
en appeler au monde
phénoménal hérité
quand il pleut dans le livre,
perdu pour le monde
dans une abondance de monde
comme d’écouter un violon
quand la figure n’est pas indigène
mais que l’émotion si
quand tout est neige
et ce qui nous attend
est un virevoltant médaillon de mesmer
je pensais en avoir fini
avec le prodige
du jeu éphémère de l’ombre
le grand dessein et tout ce bazar
je pensais en avoir fini
avec le temps, sa théâtralité,
son glamour, ses sornettes
nuage rafale, je te vois
je te deviens
dans ma chosance solitaire,
ici dans la lumière partielle
quand j’ai dit voix
je voulais dire son grain complet et impie,
on se serait crus au paradis
ce qui signifie des levers et des couchers
maintenant un chasseur au-dessus
maintenant un ours au pôle
et le bruit des noms
le défilé des noms.
(pp. 13-15)
On peut lire la version originale de ce poème ici. « Speech Acts for a Dying World »
*
Hors du monde en temps réel
Le silence dans cette pièce enclenche un effet de boucle
Quand il pleut sur le nord véritable du poème grain du bois et air sont tout ce que je vois.
Cela donne du crédit à la page. Cela donne du courage.
Je veux vous dire que ce n’est pas seulement histoire de chanter.
Je veux dire qu’il y a un ciel dans ce morceau de papier.
Être perdu dans sa lueur ancienne qui jette des ombres sur un h muet.
H pour heure et pour honneur, honnête et héritier, aussi pour ghilde, ghazal, ghetto, etc.
Qui aurait cru qu’un papier déchiré puisse produire tant de lumière.
Qu’est-ce qui vient d’abord, drapeau ou papier ? Voter ou votif ?
Il y a de la distance. Toute la lumière archivée explose.
Je remanie les mots pour dire que tout ce qui est touché par la lumière se souvient de cette lumière.
Remanie la lumière qui toucha le marbre éparpillé par le temps, gisant au milieu des ronces et des ordures –
usé par le trafic humain et les chansons usuelles.
Dans ma tête, un volant incapable de rien diriger d’autre qu’une chanson et tout le reste est survie –
un vieux bout de tente claquant dans la tempête.
Le chêne craque et l’herbe pleure.
Cette lumière verte ne pouvait être que de l’oxygène.
Je suis témoin, un exemplaire de la pluie de juin, une voyelle étincelante.
(pp. 26 et 27)
Peter Gizzi, Et maintenant le noir, traduction de Stéphane Bouquet, Editions Corti, série américaine, 2022, 110 p., 19€
Sur le site de l’éditeur
Et maintenant le noir est le quatrième recueil de Peter Gizzi traduit en français. On y retrouve sa voix mélancolique, noire presque d’encre. Un lyrisme si l’on veut d’après la catastrophe : le monde a subi des coups, des chocs, des accidents. Les deux frères de l’auteur sont morts, par exemple, les amours sont parties, les amis sont loin. Les choses sont souvent cassées, défaites, brûlées, abîmées. « La maison se délabre ». Et pourtant il faut continuer à vivre et peut-être à aimer et sans doute à mourir. C’est ce que dit Gizzi lui-même de ce livre : « C’est une façon de changer un cœur brisé au milieu d’un monde acharné en un cœur acharné au milieu d’un monde brisé. »
Le « Je » qui se promène dans les poèmes de ce recueil semble avoir perdu toute relation facile avec le monde. « J’ai perdu le signal » dit le poète dans un des textes. Mais aussitôt vient la solution : « alors j’ai pensé que j’allais écrire un poème ». Peter Gizzi a mille façons de dire la même chose : « Dans ma tête, un volant incapable de rien diriger d’autre qu’une chanson et tout le reste est survie — »
Chanson est une façon fréquente pour Gizzi de dire poème : ses textes en effet chantent à leur façon. Ils chantent, ils aiment les refrains, les répétitions, le bruit de ferraille que font parfois les syllabes cliquetantes.
La poésie indique donc la direction. Elle est le volant. L’autoroute. Le satellite GPS. La survie.
Parce que, en vérité, le poème n’a pas renoncé au monde, il fait au contraire de son mieux pour lancer son propre signal, même faible, pour tracer sa propre route, même méandreuse, et pour trouver une façon de fréquenter un peu les choses afin de s’y tenir un peu, au moins un peu.
On tombe souvent dans ces pages sur le mot « standing » : debout – debout dans les choses. Cet effort, ce combat pour ainsi dire, afin d’être, de rester debout, est une des grandes émotions que procurent les poèmes de Peter Gizzi.
Peter Gizzi, né en 1959, dans le Michigan, est poète, essayiste, éditeur et professeur de littérature américaine (University of Massachussetts Amherst).
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