Nicole Bary présente ici les poèmes de l’écrivain allemand Wolfgang Hilbig (1941-2007) traduits par Alain Lance et Jean Guégan.
Ce sont ses romans (traduits chez Gallimard et Métailié) et quelques-unes de ses nouvelles publiées dans des revues, entre autres dans LITTERall, qui ont fait connaître Wolfgang Hilbig (1941-2007) au public francophone. Ses poèmes, à quelques exceptions près, demeuraient jusqu’ici inaccessibles au lecteur français. L’anthologie Moi, né sous le feu du temps, publiée chez Circé par Jean Guégan et Alain Lance permettra au lecteur une approche plus ample de l’œuvre. Les traducteurs ont admirablement su mettre leurs mots sur ceux de l’auteur pour recréer dans la langue française la magie et la singularité de l’univers poétique de Hilbig.
Des poèmes choisis, classés par ordre chronologique, émergent deux thèmes qui se croisent et s’entrecroisent continuellement, silence et absence. Silence d’une enfance et d’une adolescence attendant le retour hypothétique d’un père disparu sur le front de l’Est dans une famille privée des mots pour dire l’absence. Silence et absence d’une Allemagne exsangue après l’effondrement de 1945. Pour le jeune Hilbig absence et silence se conjuguent et dès qu’il a dix ans, raconte-t-il, il ne voulait rien faire d’autre qu’écrire. Pour briser le silence d’un milieu social invisible, d’un pays enfermé sous une chape de plomb « on ne nous regrette pas non/ nos mains sont brisées nos nuques raides / (…) une destruction comme on n’en vit jamais. »
Après une formation d’aléseur-fraiseur, Hilbig travaille dans différentes usines de métallurgie de RDA. Ce sont les années 60, l’Etat envoie ses écrivains dans les usines et incite les travailleurs à prendre la plume. Hilbig est choisi par son usine pour participer à un cercle ouvrier d’écriture. Il comprend vite que sa conception de l’écriture et de la poésie diffère fondamentalement des canons définis par la RDA. Malgré cela, en 1966, quelques-uns de ses poèmes sont publiés dans la revue de son Cercle. Ses poèmes circulent ensuite dans le milieu littéraire alternatif – et clandestin – de Leipzig et attirent l’œil omniprésent de la police politique, la Stasi.
Encouragé par cette première publication, Hilbig envoie ses poèmes à différentes maisons d’édition et revues qui les refusent. Il fait alors publier une annonce dans l’une des grandes revues littéraires de RDA « écrivain inconnu cherche éditeur ». Dix ans plus tard, en 1976, une revue littéraire d’Allemagne de l’ouest, L76, dont les éditeurs sont Heinrich Böll et Günter Grass, publie à son insu quelques-uns de ses poèmes. Et tout s’enchaîne alors pour le meilleur et pour le pire : pour le meilleur, les éditions Fischer, à Francfort, publient ses romans, nouvelles et poèmes. La reconnaissance à l’ouest est immédiate. Pour le pire : comme les textes ont été publiés à l’ouest, sans autorisation de la RDA, Hilbig est condamné pour trafic de devises et la surveillance de la Stasi se renforce. Néanmoins l’écrivain obtient en 1985 un visa professionnel à entrées multiples qui lui permet de se rendre en RFA pour des lectures publiques et des résidences d’écrivain. Après la chute du mur, il reviendra vivre à Berlin.
Son écriture poétique est traversée de visions fulgurantes aux accents rimbaldiens : « tu es / la stricte limite d’un monde ondoyant / dans le coin le plus minuscule neige parfaite. » Dans une interview, Hilbig s’est comparé au héros de l’une de ses nouvelles, un écrivain marginal qui ne trouve le chemin de l’écriture qu’à proximité des décharges publiques et des éboueurs, car dit-il, le contact permanent avec les détritus, les cendres, les déchets, le matériel abandonné par l’Histoire est la matière même de l’écriture. Poète et ouvrier Wolfgang Hilbig aurait pu être l’écrivain parfait tel que le souhaitait la RDA. Il a été une épine dans la chair de la RDA : ses visions poétiques sont une déconstruction constante du héros positif du socialisme réellement existant.
Nicole Bary
Wolfgang Hilbig, Moi, né sous le feu du temps, traduction Jean Guégan et Alain Lance, postface de Bernard Banoun, Circé, 2022, 120 p., 13 €
Extrait
Je veux être ( p.99 )
je veux être
une vague de clameurs
qu’aucun mur n’arrête
parce que je dois attendre toute une vie
que s’effondre la croix du froid sur laquelle
les hommes s’entretuent et parce que mon pays
mûrit sous les averses de crachats et
se fossilise en vieillesse
(…)
et parce que je
dois attendre une interminable semaine je veux
être une corne de brume parce que le chemin est long jusqu’à
toi
parce que je t’aime je veux t’appeler
de la plus haute colline par-dessus le pays tout entier
à travers la journée gémissante je veux être
une corne de brume.