Vertiges dans la langue des ‘boches’ ou autres et dialectes de poche mais au terme de la fuite, un retour?
Il est assez peu de livres, me semble-t-il, qui évoquent de vivre entre deux langues, dans le sens ou l’une des deux tient davantage du dialecte, lui-même mêlé de deux langues (le français et l’allemand ici), tout en n’étant ni l’une ni l’autre. Et ce dialecte lui-même n’a rien de simple puisqu’il se métamorphose encore d’un lieu à un autre de la Moselle à l’Alsace et en celle-ci, du Nord au Sud.
Gérard Haller en a fait sa langue d’écriture, dans le sens où s’il écrit en français, de nombreux mots allemands atteignent sa phrase, et où il a adopté la structure de la phrase allemande, en français (verbe à la fin, notamment). Noëlle Mathis, née elle aussi à la frontière franco-allemande, porte cet héritage – français, allemand, platt, qui est le dialecte de sa région, le francique lorrain, langue d’oïl, encore différent de l’alsacien –, ainsi que d’autres langues (anglais, italien).
On pourrait parler des langues familiales un jour et des langues fantasmées (tel mot qui ne vous vient que dans telle langue parce que sans la parler, vous aimez cette langue), qui vous construisent autant que la langue dite maternelle.
Merveilleuse question et merveilleux vertige des langues.
Quand mon enfant était petit et que nous partions vers la Nièvre, autre bastion familial, il disait « on va en France », ça nous a toujours fait rire. Je ne lui ai jamais dit qu’en Alsace on n’était pas la France, mais il sentait tellement les différences entre l’Est et le Centre. Et je le sens toujours tellement, cet another land, dieses anderes Land, cet autre pays.
Partie pour ne plus revenir, Noëlle Mathis est revenue : « béscht doch komm », tu es donc revenue ». Dans cette région, le donc est une marque, un tampon, un Stampf (tampon, on ne dit pas tampon ici mais toujours Stampf, avec le geste de tamponner), il appuie là où ça fait, là où tu es. Curieusement au lieu de se sentir riche de ces langues, on est est souvent plutôt comme vidé : des manques partout. Ou un mot qu’on ne peut dire autrement qu’en platt et un autre seulement en français ou en anglais. Grande et petite histoire se mêlent en Alsace-Lorraine, dont les habitants ont dû changer plusieurs fois de langues (quatre fois) entre 1870 et 1940. Beaucoup de perte, beaucoup de trouble, de rébellion, de silence et de honte, souvent (arriver en Dordogne, en 1939 déjà, quand on était un petit alsacien signifie venir de chez l’ennemi, repérable à l’accent).
Et puis, le temps passant, Noëlle Mathis dans ce beau texte de prose poétique, éprouve ce passé, ce passif, « cohabite avec les mots épars ». « Quelque chose de la langue tombe … Je pars pour perdre la perte » (p. 10). « Je ne veux plus vivre à moitié, divorcée de la langue, séparée avant même de m’être unie. Je veux plonger dans le tourment, dans le torrent de l’infidélité. Je veux la tromper. Me tremper dans les coulisses de l’incertitude. Parler à l’autre à en perdre l’acquise. Ma vie va changer. Ma vie a déjà changé » (p 11). On le lit, il s’agit de changer de langue mais aussi de vie, de comprendre l’Histoire pour se réapproprier la sienne, de changer de pays pour éprouver, ingérer, tout cela, dans sa chair. On s’amuse sérieusement, comme les enfants, on se délecte, on en a plein la bouche, on expérimente, dans d’autres prononciations, on pense à la première, « langue de poche… langue de boche » avec colère. Mais celle-ci est en effet aussi une langue poche. Un nid. Un « dedans », une langue de maison, une langue maisonnale si je puis dire, celle dans laquelle on goûte, on regarde par les fenêtres pour voir la Schnee (neige) tomber.
Cette langue on a failli la perdre soi-même, à force de n’en connaître que des bribes, elle se perd réellement, aujourd’hui. Traces de platt, ou traces d’alsacien, mais rien que des traces ? Il faut faut y revenir, pour la protéger, c’est la Heimat, le home, le heimlich, le chez soi, l’intime, « comment ne pas transmettre le taire ?, oui, il faut le transmettre. Un pied ici, un autre là, au sens strict. Non plus entre deux mais des deux, voire de plusieurs. Autre naissance : « elle roule ma langue qui revient » par celle du père qui ne la parlait plus et que Noëlle Mathis peut enfin recevoir et donner à d’autres.
C’est un très beau livre, qui se tient en équilibre sur deux fils, qui me reste, dont je parle autour de moi, avec lequel je n’en ai pas fini, « à la lisière de la peau ».
Isabelle Baladine Howald
Noëlle Mathis, Je parle pas la langue, éd. Isabelle Sauvage, coll singuliers pluriel, 2025, 85 p, 17 €