Matthieu Freyheit, « tout près les dinosaures », lu par Olivier Vossot (III, 5, notes de lecture)


Olivier Vossot évoque ‘les très grandes ombres’ des dinosaures hantant enfance et même langage dans les pages de Matthieu Freyheit.


Auteur d’une trilogie aux éditions de La Crypte, Matthieu Freyheit a aussi fait paraître il y a deux ans, chez Faï fioc, un petit livre dont la flamme discrète continue de projeter ses « très grandes ombres ».

Ce sont les ombres de dinosaures : curiosités, jouets ou refuge d’un enfant avec lequel, peu à peu, ils se confondent. Les évoquer redessine les contours de cet enfant, d’une intimité comme exhumée contre la solitude ou pour se préserver d’un amour grevé de « peut-être ». Comme eux, l’enfant enfoui n’a plus d’âge. En remontant à eux, c’est à lui qu’on remonte, à sa douleur secrète, à travers ce que le texte, inlassablement, modèle de tendresse et de mélancolie. Ce sont sa voix, ses accents et, même si la page s’ingénie à le déconstruire, le rythme de l’alexandrin qu’on entend – bercer, pour desserrer l’étau.

« ce n’est qu’un petit livre / pour de très grandes ombres » : parents, adultes, de vieux enfants, les dinosaures, mon dinosaure et moi – la poésie de Matthieu Freyheit tente de les faire tenir ensemble à hauteur de regard et de voix d’enfant retrouvés. Seulement, le mot « dinosaure » pâlit lui-même, au fil des poèmes – perd ses lettres. Elles « dégringolent » littéralement, ailleurs sur la page, s’agrègent parfois à d’autres mots. Ce pourrait être jeu ou coquetterie, mais de façon inattendue, c’est tout simplement bouleversant.

Sortes d’accidents sur la page – tels un squelette que des fils retenaient artificiellement et qui s’affaisse, ils suggèrent, sans le dire, un éboulement autre, comme il se produit parfois des glissements de terrain lors d’excavations. Ils autorisent aussi d’infimes glissements de sens – à la fin par exemple, les lettres restantes du mot « dinosaure(s) » sont l’anagramme du mot « oiseau » ou bien peu après, forment phonétiquement les mots « sursis » ou « soi », mots-clés suspendus, qui cristallisent l’enjeu du texte.

Ces anomalies fissurent la distance ordinaire de lecture et sont telles que la retenue ou la pudeur de l’écriture, en quelque sorte, déborde. Les mots ne disent pas l’émotion, mais ils la pressent, en ayant l’air de toujours parler d’autre chose. Et autre chose se dit en fin de compte – non pas se dit, mais tombe. Près de ces dinosaures, rejoints « à coups de pelles de / pioches / et de géologie / avec leurs trous immenses qui font / comme un langage », d’autres mots, imprononçables, sont la mesure d’un second cataclysme. Effondrement d’un monde passé et d’un autre à l’intérieur, aussi étendu qu’il pouvait paraître minuscule et recroquevillé. Dinosaure et enfance – tous deux « temps sans échelle ». C’est ce qui fascine dans ce petit livre, cette confusion des échelles : « un monstre la / tendresse », et des dinosaures inaperçus.

Olivier Vossot

Matthieu Freyheit, tout près les dinosaures, éditions Faï fioc, 2023, 82 pages, 12 euros


ce n’est qu’un petit livre
pour de très grandes ombres

oui nous avons
grandi
aux jambes des géants
et nous avons
connu
leur dos
et leurs épaules
et leurs bras et leurs lèvres
et nous avons pensé qu’ils s’approchaient
du ciel

ce n’est qu’un petit livre
juste comme une pelle
qui voudrait retrouver
un chant
dedans la terre

un livre pour la peine
et pour le souvenir
qui pousse
et rétrécit
et compte un à un
les restes qui
remontent

et ceux qui peuvent
encore
un peu
les reconnaître


*


on dit qu’ils habitaient
une forêt de charbon
quelque part sous
nos pieds
et que c’était un peu
tout comme avoir
un cœur
à partir en fumée

on dit que c’est l’histoire
d’un
fabuleux déluge
et qu’il ne
reste rien

on dit
on dit
on dit
mais ça ne suffit pas
à ne plus être seul


*


on dit que tout ce temps
ils dormaient sous
des pierres
à compter les coquilles

on dit qu’ils ne reviennent
que pendus à
des fils
et qu’ils n’effraient personne

on dit qu’on se les rêve
plus gros et plus féroces
qu’ils ne l’étaient
vraiment

on dit
fragiles
éteints

et on leur trouve toujours
en caressant le sol
comme un air
de famille


*


il paraît qu’on déterre
il paraît qu’on
replume
il paraît qu’en fouillant on reforme
la terre
on ramasse des corps hauts comme des cités
muets comme des tombes
et creux comme
l’absence

on dit
excavation
et on parvient à peine
à faire tenir debout

alors
on pend des fils et tant pis pour les manques
tant pis
pour les oublis
qui protègent le rêve