Milène Tournier, « Cent portraits vagues », extraits


Milène Tournier publie Cent portraits vagues aux éditions Lurlure. Poesibao propose ici aux lecteurs du site quelques-uns de ces portraits.



Milène Tournier, Cent portraits vagues, éditions Lurlure, 2024, 136 p., 16€


  1. Ses mains étaient toujours plus grosses que le téléphone. Même que le très gros que lui avait acheté son fils, pour ses yeux. Ses mains restaient plus épaisses, faites pour le bois, et même si de sa vie il n’avait jamais taillé une bûche, peut-être jamais allumé un feu. Il jouait au solitaire, de longues parties d’index. Enfant, ses mains allaient s’agripper au cou de sa mère comme deux pieds nus et mous. Adolescent, ses mains avaient lissé son sexe longuement, tête baissée pour regarder. Parfois les yeux très fort fermés, pour encore mieux regarder. Et puis, plus tard encore, ses mains se sont penchées vers quelques sexes de filles. Les doigts à peine aventuriers, pour aller consoler cette chose-là, un sexe de femme qui tremble. Ses mains avaient à peine tenu l’enfant né de leurs deux sexes noués que l’enfant avait eu quinze et trente ans, et lui avait acheté un nouveau gros téléphone, plus pratique papa pour tes doigts. Mort, ses doigts étaient restés les dix seuls tendres, au milieu du corps tout endurci, avec encore leur rond d’enfance rosée, sur la dernière phalange décalottée. Les mains de sa femme étaient loin, à la fois veuves et divorcées. Les mains de son fils en deux petits oiseaux stables et chagrins, ce jour-là. Des dernières mains anonymes avaient lentement descendu son cercueil, entre corde et trou. Au-dessus, la longue main bleue du ciel.
    (p. 7)

    15. C’était un drôle d’été. Dans la salle multimédia de la bibliothèque municipale, un jeu d’échecs en libre-service («Merci de replacer les pièces après utilisation») suait, muet, entre deux poufs. Le mobilier, choisi parmi des catalogues de collectivités, ressemblait et ne ressemblait pas aux meubles des vitrines des magasins de décoration. Il venait tous les après-midi. Ses soirées s’étiraient calmes et sous influences, somnifères, cannabis vague. Mais l’après-midi, il venait ici jouer aux échecs. Juillet avait passé, puis août, et aucun fou n’avait ouvert de diagonales, ni le cavalier enjambé d’obstacle, seulement dérangés, régulièrement, par la caresse du ventilateur sur pied et son léger grésillement lorsque c’était vers la droite qu’il se tournait. Il n’était pas seul. Là, un clochard dormait sur la table, la tête dans ses bras. Ici, un autre clochard regardait une série avec un casque. Plus loin, une dame âgée grossissait sur l’écran la police de Google. Septembre était un autre monde, comme pouf du catalogue d’après. C’était un drôle d’été.
    (p. 21)

    66. Et juste avant de mourir, la vieille dame refit, dans le noir de sa chambre, dix photographies importantes de sa vie. Pour emporter leur trace. Les traces ne sont pas ce qu’on laisse mais ce qu’on emporte. Dans le noir, mais avec chaque image très précise dans la tête, elle replaça son corps, le plus fidèlement possible, tel qu’elle se le rappelait – elle avait décidé qu’il fallait des photographies où elle soit présente. Son corps refaisait dans la chambre le geste et, grâce au noir, le corps dans la chambre et l’image dans la tête se mêlaient. Elle debout au milieu de l’arc de Rauba-Capeù, la mer déployée, la promenade des Anglais et quelques voltiges de mouettes. Elle accroupie sous des pis, impressionnée. Et ainsi les dix. C’était la chambre noire avant la mort, l’envol au très clair.
    (p. 84)

    91. L’homme s’était endormi dans le bus. C’était la première fois que cela lui arrivait, et avant que cela lui arrive une deuxième – et qu’alors il comprenne simplement être devenu vieux –, il crut, sans en parler à sa femme, avoir fait un petit AVC. De ceux qu’on pourrait retrouver, peut-être, à l’imagerie, plus tard, à l’occasion d’un avertissement plus retentissant, qui l’aurait mené à un scanner, en montrant, le médecin, avec le laser pointeur, là, vous voyez, une petite fêlure, comme on sent sous le doigt l’aspérité d’une roche, et seulement lui saurait que c’est, oui, la fêlure, l’après-midi du bus. Et personne n’a vu ni entendu, dans le bus, un vieil homme se réciter, comme un enfant, l’alphabet, pour vérifier sa mémoire.
    (p. 105)

    Milène Tournier, Cent portraits vagues, éditions Lurlure, 2024, 136 p., 16€