Jean-Marie Gleize, « Je deviens (séances) », lu par Anne Malaprade


Anne Malaprade ouvre ici pour les lecteurs de Poesibao ces « séances » de Jean-Marie Gleize (collection Al Dante, Presses du réel).


 

Jean-Marie Gleize, Je deviens (séances), Les Presses du réel, collection Al Dante, 2024, 17€.


            Jean-Marie Gleize a eu la gentillesse de m’envoyer son dernier livre intitulé Je deviens (séances). Sa dédicace, « Comme tu vois, je reste sur le terrain », a tout de suite retenu mon attention. Elle explique et annonce la citation de Dionys Mascolo qui ouvre l’ensemble : « Mais si la poésie est décidément notre unique passion, il faut dire encore, avec la force qui s’ajoute à ce que l’on ne dit que contraint de l’avouer, que la politique est notre unique passion. Elle ne fait qu’un avec la poésie, l’une n’est rien sans l’autre. » Une double passion est à l’œuvre, — une passion en son miroir, l’une se prolongeant en son double : poésie et politique sont les deux faces d’une seule souffrance, d’une semblable perte, d’une unique dépense. De martyr et de supplice, il va être question, mais dans une version horizontale et profane, celle par laquelle on entend aboyer des « chiens noirs de la prose » traversant un paysage nocturne hanté par un certain nombre de figures sacrées.
            Ce « je » qui n’en finit pas de devenir est en effet traversé par des « revenants » — le livre leur est dédié — qui sont autant de mystiques, d’écrivains, de poètes, de musiciens, de saints et de peintres dont les prénoms ou les noms sont donnés ou suggérés. Rothko, Anne-Marie Albiach, Phil Glass, le curé d’Ars, Charles Nodier, Angèle de Foligno traversent un couloir (psychique ?), motif fréquemment mis en avant, ou bien s’enfoncent dans une forêt, tandis que le texte est découpé en quatorze stations qui désignent un lieu et un temps à la fois insaisissable et circonscrit (« Tarnac, le 14 août », « Rothko ici », « Plusieurs nuits de suite »), mais aussi un état (« Une paralysie ») ou encore un geste (« Exhumation »). Le devenir, motif nietzschéen, se découvre dans un présent atemporel qui, suspendant la chronologie, suit une logique qui est davantage celle du rêve que celle de la vie éveillée. « Je » n’en finit pas de « devenir ». Et cette proposition me fait penser à ce titre d’un recueil de lectures consacré à l’œuvre de Claude Royet-Journoud paru en 1999, Je te continue ma lecture. Jean-Marie Gleize, lui, continue la poésie dans la politique, comme il poursuit la politique dans la poésie. Il veille à lire et observer les différentes traces de « revenants » en écrivant depuis un temps tragique, celui par lequel nous devons nous résoudre à ce qu’il n’y a ni n’aura jamais « d’après-guerre ». Ainsi, nous sommes encore en guerre, et l’écriture pense cette déchirure qu’aucune réconciliation ne peut masquer. Il faut faire, désormais, avec « un vide central ». Il est ce « terrain » qu’évoque Jean-Marie Gleize dans sa dédicace. Cette scène à partir de laquelle l’impossible peut toujours avoir lieu : « J’ai dit qu’en chemin il fallait boire un oiseau ». Cet espace-temps d’où émerge une double question qui ne nous lâchera pas et qui apparaît en majuscule et en gras dans l’ouvrage : « COMBIEN SOMMES-NOUS  ? ET MAINTENANT QUE FAIRE ? ».
           
Jean-Marie Gleize parvient à inventer une « langue noire » qui répond à cette interrogation. Langue assombrie qui me rappelle celle qu’évoquait Pascal Quignard cité par Emmanuel Hocquard : « De cette façon je recopie la page. De cette façon je me tais. » Ici, maintenant, aujourd’hui, Jean-Marie Gleize recopie son enfance, dont il ne sait rien. L’enfance comme un trou, noir lui aussi, qui précipite notre mémoire et notre fascination vers la possibilité d’un « récit invisible » que les photos et les reproductions de manuscrit proposées dans le livre dénient en partie.
            Le temps des « séances » ici réunies, le lecteur est ainsi habité par des présences fantômales qui l’accompagnent dans un exercice difficile et passionnant : dénuder les images et les corps, les liaisons dangereuses du passé et du présent, sans jamais les profaner.

Anne Malaprade

Jean-Marie Gleize, Je deviens (séances), Les Presses du réel, collection Al Dante, 2024, 17€.

Présentation du livre sur le site de l’éditeur