Première traduction intégrale en français des poèmes d’Herman Melville


Les Éditions Unes publient la première traduction intégrale en français des recueils poétiques de Herman Melville (1819-1891), dans une traduction de Thierry Gillybœuf. Trente années d’écriture et près de 600 pages !

Herman Melville, Poésies, traduction de l’anglais (États-Unis), préface et notes de Thierry Gillybœuf, éditions Unes, 2022, 592 p., édition reliée, 37 €

Présentation du livre, sur le site de l’éditeur :
Première traduction intégrale en français des recueils poétiques de Herman Melville (1819-1891), cette édition s’ouvre avec le recueil qu’il a publié chez Harper and Brothers, Tableaux et aspects de la guerre (1866) – son Iliade –, qui est sans doute, avec les Battements de tambour de Walt Whitman, le plus beau et poignant ensemble poétique consacré à la guerre de Sécession. Le volume regroupe ensuite les deux livres que Melville a édités à compte d’auteur à 25 exemplaires chacun, John Marr et autres marins avec quelques marines (1888), l’adieu à la mer de l’un de ses plus grands chantres, et Timoléon etc. (1891), inspiré des lieux visités lors du séjour de Melville en Europe et au Proche-Orient. À ces trois recueils achevés et parus du vivant de l’auteur s’ajoutent trois autres ensembles (dont seul le grand poème épique Clarel a été écarté, pour un prochain volume) : Herbes folles et sauvageons avec une rose ou deux, le manuscrit que Melville avait laissé à sa mort, poèmes d’amour apaisé dédiés à son épouse ; Parthénope, constitué de deux longs poèmes attribués à deux personnages imaginaires et d’un groupement de proses qui témoignent d’une grande liberté de forme ; ainsi qu’une quarantaine de poèmes épars et inédits, dont l’acte de naissance de Billy Budd.
Très diverse dans la forme comme dans les thématiques, la poésie de Melville constitue en quelque sorte le troisième « acte » de son œuvre, après la période des romans (1846-1857) et celles des nouvelles (1853-1856). Chacun de ses recueils ou ensembles tourne autour d’une même thématique, les formes poétiques l’obligeant à endiguer la force prodigieuse de son inspiration sans cesse renouvelée, et en fait d’autant mieux ressortir la sensibilité, surprenant souvent le lecteur par son audace et son originalité.
La traduction de Thierry Gillybœuf parvient à les restituer, tout autant que la vitalité des rythmes et la variété des tonalités. Le souffle de cette écriture au long cours et le génie melvilliens traversent ces 30 années d’écriture poétique qui parachèvent l’œuvre d’un immense écrivain. Pour le lecteur francophone, la poésie de Melville est sans aucun doute son chef-d’œuvre inconnu.

Herman Melville, Poésies, traduction de l’anglais (États-Unis), préface et notes de Thierry Gillybœuf, éditions Unes, 2022, 592 p., édition reliée, 37 €

Poesibao propose ici quelques extraits de ce livre. Cette édition n’est malheureusement pas bilingue, elle aurait pris alors des proportions trop importantes. Poesibao a cherché à proposer aux lecteurs la version originale de certains poèmes.

1. Extrait de Tableaux et aspects de la guerre

Aurore boréale
En commémoration de la dissolution des armées, la paix venu (mais 1865)

Quelle puissance congédie les Lumières du Nord
            après avoir joué de l’acier
L’observateur solitaire éprouve crainte et respect
            Pour l’emprise de la Nature,
                        Comme quand elles apparurent,
                        Il les vit se cabrer, étincelantes,
Dans les froides ténèbres
            Retraites et avancées,
(Comme les badinages du destin),
            Transitions et rehaussements,
                        Et rayons de sang.

L’armée de spectres s’est presque évanouie,
            Splendeur et Terreur disparues –
Présage ou promesse – et laisse la voie libre
            A l’aube douce et humble ;
                        L’un vient, l’autre s’en repart,
                        Spectacle toujours saisissant –
Pareils à Dieu,
            Adjurant et ordonnant
Aux millions de lames chatoyantes,
            Le rassemblement et la débandade :
                        Minuit et matin.
(p.143)

Aurora-Borealis
Commemorative of the Dissolution of Armies at the Peace.
(May, 1865.)

What power disbands the Northern Lights
After their steely play?
The lonely watcher feels an awe
Of Nature’s sway,
As when appearing,
He marked their flashed uprearing
In the cold gloom–
Retreatings and advancings,
(Like dallyings of doom),
Transitions and enhancings,
And bloody ray.

The phantom-host has faded quite,
Splendor and Terror gone–
Portent or promise–and gives way
To pale, meek Dawn;
The coming, going,
Alike in wonder showing–
Alike the God,
Decreeing and commanding
The million blades that glowed,
The muster and disbanding–

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2. Extrait de Herbes folles et sauvageons

L’aloès américain exposé

Comme chacun sait, une superstition florale veut que cette plante ne fleurisse qu’une fois par siècle. Quant, parfois, la floraison est repoussée au-delà de la période normale (huit à dix ans au plus), ce retard est dû à quelque chose dans le sol ou dans son environnement.

Mais il n’y avait pas foule pour venir voir
            La Plante-du-Siècle en fleur :
Dix cents l’entrée – le prix que l’on paie
            Pour les bonbons du jour

Avec l’étrange indifférence, vide et inerte
            Des fauves du Zoo,
L’aïeule se laissa regarder,
            Sans se soucier de qui venait la voir.

Mais la nuit tombée, seule, la fleur soupira
            Tandis que gémissait la vieille tige :
« Enfin, enfin, quelle part ai-je
            Dans leur joie et leur fierté »

C’est peut-être la pénurie qui m’a privée
            de ma couronne jusqu’à aujourd’hui ;
Mais, ah, vous les Roses êtes passées
            Qui m’avez prise pour une herbe folle.
(p. 371)

The American Aloe on Exhibition

But few they were who came to see
The Century-Plant in flower:
Ten cents admission — price you pay
For bon-bons of the hour.

In strange inert blank unconcern
Of wild things at the Zoo,
The patriarch let the sight-seers stare —
Nor recked who came to view.

But lone at night the garland sighed
While moaned the aged stem:
 » At last, at last! but joy and pride
What part have I with them?

Let be the dearth that kept me back
Now long from wreath decreed;
But, Ah, ye Roses that have passed
Accounting me a weed!

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3. Extrait des poèmes épars et inédits

Dans la vieille ferme
Le fantôme

Au cœur de la nuit, au cœur de la nuit
            Les âmes au cœur battant sont au lit ;
Au cœur de la nuit, au cœur de la nuit,
            Avec le mort je suis assis

Il rit dans son drap blanc
            Et moi je ris aussi,
C’est Shakespeare – cher compagnon –
            Et Falstaff à côté.
(p.501)

In the Old Farm-House
The Ghost

Dead of night, dead of night,
Living souls are a’bed;
Dead of night, dead of night,
And I sit with the dead.

He laughs in white sheet,
And I, I laugh too,
‘Tis Shakespeare–good fellow–
And Falstaff in view.


En 1846, Melville avait fait une entrée fracassante en littérature avec le récit autobiographique romancé de son séjour parmi les cannibales taïpis sur une île des Mariannes, Taïpi, qui avait rencontré un franc succès. Mais dix années et neuf romans plus tard, la critique et les lecteurs se sont détournés de son œuvre, incomprise de ses contemporains, auprès de qui il passe pour un écrivain à la folie obscène. C’est la « malédiction Melville », née d’un malentendu, car il était considéré avant tout comme un auteur de récits d’aventures exotiques, nourris de sa propre expérience de marin. Mais quand, à seulement trente-deux ans, avec déjà cinq romans derrière lui il se lance dans une toute autre aventure romanesque, dont l’envergure et la modernité ne laissent pas de surprendre, avec Moby Dick, la magistrale épopée de la Baleine Blanche, et l’ambitieux Pierre ou les Ambiguïtés, l’échec de ces deux livres est aussi écrasant que le génie qui les anime.
Alors qu’il n’a pas encore quarante ans, Melville ne publiera plus jamais le moindre ouvrage en prose de son vivant, et se tourne désormais vers la poésie, comme l’atteste une lettre de 1859 de sa femme, Lizzie : « Herman s’est mis à faire des vers. » Bien que son œuvre poétique reste assez méconnue, il peut revendiquer d’avoir porté la poésie américaine sur les fonts baptismaux, aux côtés de ses exacts contemporains Emily Dickinson (1830-1886) et Walt Whitman (1819-1892). 
C’est vraisemblablement la démesure du souffle melvillien qui n’a cessé d’alimenter, de son vivant, l’incompréhension entourant son œuvre. Ainsi, Tableaux et aspects de la guerre, qui est sa proposition d’une Iliade américaine, n’a pas trouvé l’écho que Melville avait, malgré tout, secrètement espéré, comme si ses contemporains et compatriotes lui refusaient, une fois de plus, de s’inscrire dans une histoire et un mythe communs, lui qui avait pourtant si bien compris, dans ses romans, ses nouvelles et ses poèmes, l’éthos américain.
Thierry Gillybœuf, extraits de la préface.

Herman Melville est né en 1819 à New York (Manhattan), dans une famille de commerçants. Sa vie prend un tournant inattendu en 1840 lorsqu’il rejoint la marine. Embarquant à bord d’un baleinier, il parcourt le Pacifique et en arpente les îles avant de s’engager dans la marine de guerre américaine, puis de déserter. Ces aventures maritimes mouvementées lui inspirent ses premiers récits, Taïpi (1846), Omoo (1847) puis Mardi (1849), qui connaissent un immense succès dès leur parution. Cependant, les échecs successifs de ses romans ambitieux et novateurs – Moby Dick (1851), aujourd’hui considéré comme un sommet de la littérature américaine ; Pierre ou les Ambiguïtés (1852) – marquent le commencement d’une suite de désillusions pour l’écrivain, qui doit par ailleurs faire face à des difficultés financières, ce qui le contraint à rester près de vingt ans employé comme inspecteur des douanes au port de New York. Il peut néanmoins compter sur un lecteur particulièrement fidèle en la personne de Nathaniel Hawthorne*, l’écrivain qu’il a rencontré en 1850 et avec lequel il nouera une profonde amitié. Durant quelques années, il publie des nouvelles en revue, notamment la célèbre « Bartleby », ou « Moi et ma cheminée ». Melville consacre les trente dernières années de sa vie à l’écriture de poèmes, qu’il publie essentiellement à compte d’auteur. Sa poésie est marquée par les événements fondateurs de la guerre de Sécession, essentiellement dans Tableaux et aspects de la guerre (1866), par son expérience de la vie maritime, comme dans John Marr et autres marins (1888), ou par son voyage sur les rives méditerranéennes, avec Clarel (1876), et s’exprime sur un mode plus intime et amoureux dans Herbes folles et sauvageons, manuscrit retrouvé à sa mort en 1891.

*Poesibao rappelle le beau livre de Stéphane Lambert, Une fraternelle mélancolie, Melville et Hawthorne, une passion, paru chez Arléa en 2018