“Nos voix persistent dans le noir”, un grand poème de Sylvie Fabre G.

Michaël Bishop lit pour Poesibao “Nos voix persistent dans le noir” de Sylvie Fabre G. et en donne de bons extraits.


Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir, L’herbe qui tremble, 2021, Illustrations de Jean-Gilles Badaire, 101 pages, 15€


Grand poème lyrico-épique en trois volets, composé de cinquante-huit décasyllabes et orné des belles et quelque peu austères peintures de Jean-Gilles Badaire, Nos voix persistent dans le noir est le long poème d’une vigilance, d’une difficile continuité et, par conséquent, d’une vision. Il est le poème-pour, comme disait Jacques Derrida du travail d’Hélène Cixous, pour les enfants qu’elle connaît, pour un à-venir incertain mais vu, rêvé, reflet d’un originel, d’un fusionnel imaginable et senti comme toujours réinventable. Si ‘nous ne sommes pas la lumière [que nous voyons]’, comme dit l’épigraphe d’André Dhôtel, reste que ce long poème de Sylvie Fabre G. en capte, résolu, sibyllin, une trace chatoyante. Rien de manifestement mystique, de métaphysique ne s’y loge, même si tout dépend d’un invisible, le poème s’adressant plutôt à une humanité incarnée, ici et maintenant, celle qui, malgré le passage du temps, se vautre si souvent dans l’horreur de ‘tortures attentats génocides’ (49), ‘la menace de tyrannies sans fin’ et l’oppression des femmes qui ‘instille son froid poison / dans nos veines, coagule nos larmes et peu à peu / inexorablement resserre l’étau qui nous étrangle’ (48). Rien non plus ici de strictement personnel, la perspective étant celle d’une compassion planétaire et collective qui est aussi colère et impatience. Une transformation globale, est-ce concevable? La ‘structure’ psychologique de l’incarnation terrestre ne serait-elle pas destinalement contrastive, axée peut-être sur un lent apprentissage éthique, spirituel, mais se produisant sur une planète faite pour ce genre d’expérience où cruauté et bonté seraient le nom entretissé du drame essentiel à vivre et à méditer ? Le poème est certes site de non-savoir. Mais il est aussi site de conscience et d’intuition, d’instinct et d’imagination. Peut-être, également, d’une connaissance de soi inhérente qui excède nos langues mais non pas celle, silencieuse, viscérale, jugée comme originellement offerte, transcendante, jamais parlée. C’est sans doute selon l’optique d’une telle mémoire de notre étance intrinsèque que le poème de Sylvie Fabre G. trace sa trajectoire, son mouvement vers la faisabilité, l’imaginabilité d’une humanité transmutée, devenue un nous au lieu d’une multitude de moi. Lisons le pénultième poème du dernier des trois volets de Nos voix persistent dans le noir :

L’attention, prière de l’âme et mesure du cœur,
est l’énergie gardienne qui nous aide à accepter
la vie, aussi claire qu’impénétrable source.
Nous vivons pour voir, prendre soin et apprendre
dans l’adresse et la conversation. En elles,
la profondeur des âges les vertiges de l’altérité,
tous les mondes. Si loin nous portent
le non de la révolte et si haut le oui du consentement.
Quand leur lumière sourd, elle transcende le noir
Donne au Nous ses noms ses visages et ses voix.   (87)

Le poème ici trouve sa dernière caractérisation. Il devient vigilance et prévenance, sa forme celle d’une prière, intime, intérieure, essentielle, cette prière, qui n’est pas simple requête, car profonde dans sa pertinence et son ambition, devenant échange des différentes formes d’altérité : l’ancienne, qui surgit du plus profond du temps de l’être, et la vertigineuse, celle vers laquelle tend l’être, ses autres se créant, s’inventant sans cesse, où non et oui, lutte et consentement sauraient se dépasser. ‘Aube claire’ (53), écrit Sylvie Fabre G. (53), loin de ‘l’hémorragie morale’ (56) de cette ‘planète en loques’ (88). Tâche certes inaccomplie ; visée imaginable et rêve spirituel des plus nobles, pourtant. Car le poème ici reste, doit rester, incipience, espoir fervent de neuve genèse, de genèse poussée vers ses extrêmes limites de l’humain, du terrestre. Refiguration imaginaire, volonté de l’à-peine reconnaissable, transfiguration du nommable. Si, depuis tout temps, le monde offre un vivant symbole d’une telle transfiguration, ce serait, d’ailleurs, l’enfant, l’à-jamais-surgissant-naissant, accompagné de sa mère. Le mystère ancien, le mystère éclosant.  Le possible, l’invincible. Et pour Sylvie Fabre G., ce qui porterait haut et infaillible ce symbole et son réel sous-jacent, ce serait la poésie, son insistance au-delà de sa résistance.

Michaël Bishop

Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir, L’herbe qui tremble, 2021, Illustrations de Jean-Gilles Badaire, 101 pages, 15€

Extrait de Nos voix persistent dans le noir :

Nos yeux fidèles font tenir montagnes et mer,
arbres et nuées qui adoucissent nos combats.
Enfant qui cherches ma main sur les sentiers
Du Col, sans le savoir archer du Grand Pays
tu tires la flèche amoureuse de nos voix.
Reine de mon rêve et de ta réalité, elle vise
la douceur du lien et prononce l’épiphanie
d’être, ici, dans la présence assurée
des hirondelles qui trissent le partage
du bel été en filant joyeuses vers le soleil.   

NDLR : que cette note soit aussi occasion de célébrer la mémoire du peintre Jean-Gilles Badaire, qui a travaillé avec tant de poètes et qui est mort ce 8 novembre 2022.