Ariane Dreyfus propose ici des extraits du livre de Mathieu Freyheit, « Un temps pareil » et en donne une brève présentation.
J’ai tout éteint tout pris
l’amour et l’amitié dans un même paquet
et le même paquet dans une seule voiture :
le temps du réconfort
le chaud des souvenirs
les caresses du chien faites à quatre mains ;
rien d’autre à emballer.
La nuit dedans le jour a tracé son chemin
et nous rend à rebours coupables de dormir sur nos bras-oreillers :
et comme tout s’éteint
l’amour et l’amitié ne savent plus déjà à quoi donner leur ventre ;
l’amour et l’amitié
qui ne dormaient qu’ensemble et s’éveillaient de même ne savent plus rien dire
rien que le même temps
rien que la même histoire :
fais comme si tu rentrais
fais bien tout comme si
tout comme si ce soir.
*
J’ai roulé pour nous deux
roulé comme j’ai pu
comme ça s’imagine
seulement dans l’excès
dans l’imagination qui tombe dans les bras
qui tombe en affections
en récits qui bientôt s’éteignent comme moi
parce qu’en vrai tu vois les beautés qui me manquent
les gestes qu’il faudra ne jamais découvrir
les rires qui me rident et qui vont décevoir
et toute la chaleur où personne ne vient
et le mieux que je puisse et qui ne suffit pas pour arrêter ta course.
J’ai roulé pour nous deux
roulé comme j’ai pu
en ne pensant qu’au Nord, et c’est insuffisant :
reste la solitude qui s’en fiche des routes et ne parle de rien
reste ce qui se trace et ne s’efface pas et ne fait pas d’histoire ;
reste le vœu de dire
le vœu de demander
la honte loin derrière
le ventre loin dessous
l’envie de supplier : laisse-moi faire encore
laisse-moi rester tel
que tu pouvais me voir avant que de me voir
quand tu venais le soir
avant que tu n’éteignes
que le jour et le soir et que les nuits soient noirs.
*
Tout est là sur front blanc
et tant pis si l’image rend pâle la pâleur :
ça n’empêche pas ma peau de vouloir la vitesse
ni n’empêche mon corps de chercher à répondre
aux corps qu’on fait au Nord et au Pas-de-Calais
quand la peau est trop blanche
quand la peau ne peut pas faire autrement que ça
paysans de la pluie
et brouteurs de chicons ;
tout est là sur front blanc
et tant pis si l’image peut rendre bleu le gris
ça n’empêche pas mon ventre de deviner qu’au centre
tes yeux sont cap Gris-Nez
ça n’empêche pas mes doigts d’imaginer qu’il y a
quand tu fonces là-haut
des falaises qui cèdent
et des genoux qui plient
des épaules qui bougent
et des sommeils qui dorment
et des rêves qui brillent
et le reste qui fuit.
*
J’aurai Lille et c’est tout je n’irai pas plus loin
j’aurai Lille et c’est tout et ce n’est rien de toi
de tes géographies qui veulent que je traîne
que j’attende longtemps et que j’aime des villes qui m’éclatent le ventre ;
j’aurai Lille et c’est tout quand tu viens de si loin et que tu vas encore au-delà de mes routes quand tu roules si vite quand tu creuses si bas que je ne touche rien
et que je reste loin et que je reste vague et que je reste plein de Lille
qui m’empèse et me tient sous le poids de mon besoin de toi
parce que Lille, tu vois, refuse de m’entendre
et qu’il y a, tu vois, des mondes qui s’achèvent
et d’autres qui commencent et des riens qui se dressent
et des jours qui se lèvent et se couchent sans toi et n’inventent plus rien
mais se suivent quand même.
J’aurai Lille et c’est tout et rien que ses pavés pour te lécher les pieds
et seulement ses briques pour admirer ton torse
et toute sa tristesse pour faire ta tristesse
j’aurai Lille et c’est tout et ce n’est pas ton front
qui ne sait jamais bien ce que veulent tes jours
et ce n’est pas ton front qui bute et qui refuse
j’aurai Lille et c’est tout et ce n’est rien que toi qui promènes tes jambes
sans rien dire à personne sans rien faire jamais que de buter toujours
et ce n’est rien que toi qui marches et qui voudrais marcher à quatre pieds
et ce n’est rien que toi et tes foulées immenses qui font mes pas petits
ma marche ridicule mon désir impossible et ma présence vaine
car ce n’est rien que toi qui disparais toujours et c’est moi qui m’échappe
et c’est un territoire qui te donne à mon corps et qui me donne au tien
et qui reprendrait tout et ne me laisse rien.
Matthieu Freyheit, Un temps pareil, deuxième édition, éditions La Crypte, 2021,, 84 p., 13€, p.47, 39, 35, 43.
Matthieu Freyheit est l’auteur d’un triptyque, publié aux éd. La Crypte : Le Garçon renoncé, 2017 ; un temps pareil, 2019 (réédité en 2021) ; où es-tu jeune homme, 2021.
« Ce ne sont pas seulement les toponymes du Nord et du Pas-de-Calais, ou encore la présence obsédante de Lille dans le texte, de ses lieux, de ses rues si familiers pour nous qui ont retenu notre attention. Non, c’est une écriture dans laquelle un corps tout entier est engagé, qui nous a embarqué dans son rythme, sur son souffle. L’anaphore, la reprise insistante à l’échelle de la page ou de la séquence qui forme un long poème – il y en a trois dans le recueil, respectivement intitulés « ici comète » ; ‘là planète’ et ‘espace présent’ – et même à l’échelle du livre structurent une écriture qui exprime la passion, celle d’un être pour un autre être, d’un corps pour un autre corps, de corps unis dans un monde qui les englobe sans les absorber. » Philippe Lançon, Nord’– n°80 – Octobre 2022
« Matthieu Freyheit est maître de conférences en études culturelles à l’Université de Lorraine. Auteur d’une thèse consacrée à la figure du pirate, il travaille plus largement sur les fictions de jeunesse, les cultures numériques et les cultures populaires. Il a organisé plusieurs colloques sur les hackers, sur les femmes criminelles, sur les dinosaures et sur l’imaginaire hivernal. » (présentation de l’auteur sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain).
Choix et présentation d’Ariane Dreyfus