Étienne Vaunac, “Ptérodactyles” & Grégory Chatonsky, “Logistics : The Extend”


Laurent Fourcaut présente ici un livre singulier publié dans une nouvelle maison d’édition, Epousées par l’écorce, fondée en octobre 2022.  


Étienne Vaunac, Ptérodactyles & Grégory Chatonsky, Logistics : The Extend, Aix-en-Provence, Éditions Épousées par l’écorce, 2022, 46 p., 25 €.

Voici le premier livre (de grand format, 30 x 30 cm, avec quinze illustrations couleur pleine page) de la maison d’édition fondée à l’automne 2022 par Jean-Michel Durafour, professeur d’Aix-Marseille Université.
Cette maison d’édition, spécialisée en poésie (et prose brève) et arts visuels, et basée à Aix-en-Provence, a pour nom « Épousées par l’écorce » (site). Elle propose des ouvrages articulant textes et images, poèmes ou proses brèves et créations visuelles d’artistes contemporains (arts plastiques, arts numériques, peinture, photographie…).

Livre à quatre mains donc. Grégory Chatonsky est un artiste franco-canadien né en 1971 à Paris. Il est un des pionniers du netart (art en ligne ou art en réseau). On note, entre beaucoup d’autres de ses réalisations, qu’au début des années 2000, il a commencé le cycle « Dislocation » à propos de la représentation de la destruction qui le mène à explorer les attentats du 11 septembre 2001 à New York et l’histoire occidentale des ruines.

C’est par les œuvres dont il est l’auteur dans ce livre qu’il faut commencer, selon moi. Œuvres plastiques (réalisées numériquement, selon toute apparence) incomparablement maladives, multipliant les images de corps humains mutilés, amputés, tordus, déformés, baignant dans des flaques de couleurs vénéneuses où domine un camaïeu de violâtre. Plus encore, corps monstrueusement contrefaits, d’un inquiétant rose rappelant celui des anciennes poupées en celluloïd, une paire de pieds se greffant à angle droit sur un bras démesuré (p. 21), ou sans tête, soudés les uns aux autres par l’un ou l’autre membre (p. 17). On est à mi-chemin de fœtus difformes évadés d’un laboratoire et de cadavres déchiquetés, démembrés, atrocement recousus à la diable, après un affreux cataclysme. C’est vraiment saisissant, d’une beauté aussi envoûtante que paradoxale : nouvelles fleurs du mal.

Les poèmes d’Étienne Vaunac, ponctués par ces images, semblent relever, jusqu’à un certain point et selon leur manière propre, d’une esthétique analogue de remembrement non rationnel, procédant d’une logique radicalement autre, esthétique qui n’est pas sans rappeler celle du surréalisme. Ils sont titrés Ptérodactyles, mais on y chercherait en vain la trace de ce « reptile fossile volant du jurassique supérieur » (Le Petit Robert). Ce qui compte sans doute dans le choix de ce substantif, c’est son étymologie : il est composé de deux mots grecs, le premier signifiant « aile » et le second « doigt ». Tout se passe comme si l’auteur avait voulu, en le plaçant au seuil de ses poèmes, en indiquer de biais le principe de composition : fondant dans un même tissu textuel des éléments hétéroclites, comme le ptérodactyle conjoint improbablement le doigt et l’aile.
Ces poèmes abondent en termes rares, et c’est très délibérément que l’auteur en alimente son texte : « tourmaline » (p. 7), « labradorite » (p. 9), « restanques », « landier », « ptôse » (p. 11), « chiralités », « mascaret » (p. 12), « tégénaires » (p. 14), « aphélie » (p. 18), « excrue » (p. 19), « panouilles » (p. 22), « embâcles », « pourpiers » (p. 24), « apical », « relicte », « mandrill » (p. 25), etc. Ces mots, et l’étrangeté dont ils irradient chaque page, esquissent de proche en proche les contours mouvants d’un univers autre, qui trouve sa cohérence dans ses disparates mêmes, lesquelles affectent également les titres donnés aux poèmes (« écartée dans les fentes » [p. 9], « mais encore de limaille » [p. 11], « langue, l’oint » [p. 14], etc.) qui se développent de leur côté, sur un plan à part, sans souci apparemment de correspondre aux textes qu’ils surmontent. Ruptures aussi d’homogénéité et de ton, occasionnées par les mentions, ici et là, de telles réalités triviales de l’époque actuelle, qui font brutalement tache dans le paysage auquel les mots précieux, surannés ou savants confèrent une manière d’exotisme – exotisme du sens. On lit par exemple : « le fourmilion à l’aplomb / de se poser sur le territoire des stations-service » (p. 9) ; « lentement ton ventre s’enfonce dans l’alcali / du petit jour / des traders font la queue devant des planches terreuses » (p. 12) ; « une étoile s’accroche à tes bronches / courbées par l’orage dans un chahut de lave-vaisselle » (p. 36 ; voir aussi p. 22, 25, 27). En outre, à deux reprises, l’auteur paraît prendre plaisir, comme à un sarcasme d’autodérision, à user d’indiscrètes paronomases : « il daube le landier adoube / ton chandail » (p. 11) ; « des atomes nous camouflent sous les glands amassés / où mon regard se prend aux moufles / des tégénaires » (p. 14).
À lire les citations qui précèdent, on n’aura pas manqué de mesurer combien le poète entend se tenir à l’écart de tout sens homogène et continu. Alors, peut-on légitimement se demander, pourquoi cette parade obstinée de propositions hors sens ? Serait-ce comme on est hors de soi ? C’est peut-être là la piste à suivre. On se hasardera en tout cas à la suggestion que voici.
De bout en bout, Ptérodactyles est fait de la parole d’un « je » adressée à un « tu ». Le « je » est celui qui tient la plume. Le « tu » est féminin, comme l’atteste l’accord des adjectifs et des participes passés : « ma langue te dresse en l’air et te tient / droite / d’un œil à l’autre / raidie pour te coudre comme une lampe » (p. 14). « débattue / tu t’extrais à bout de forces de l’estran / indifférente au temps que mit la forêt / tout au bout de la matière / pour pousser entre les guêpes » (p. 24). Or les tout premiers mots : « pour te rejoindre / j’ai tant couru / que mon corps s’est rempli de sang » (p. 7), semblent définir et programmer une quête : il va s’agir pour le « je » de tenter de retrouver, à travers le « tu », quelque chose comme une origine enfuie, peut-être la part de lui-même, féminine – maternelle ? – qui lui est la plus étrangère, la plus rebelle (au sens) – la plus perdue. La plus ancienne aussi, par conséquent. De là Ptérodactyles : la part archaïque refoulée, d’où découle aussi bien la dualité que connote, on l’a dit, le mot ; je est un autre avec qui il entreprend de renouer, qu’il s’efforce de « rejoindre ». En se servant de vieux mots (ou qui en ont l’allure), comme pour mieux tenter, appeler et séduire ce gisement primitif de soi. Il serait donc question de ne faire plus qu’un avec lui, en des noces qui coïncident avec la mort (de l’être séparé de soi) : « accompagneras-tu du regard la trajectoire de son rideau [celui du « fourmilion »] / tendu de l’autre côté de ma mort » (p. 9). Le « tu » est donc l’intermédiaire, ou l’intercesseur, entre le « je » séparé et l’« œuf » premier, ou primordial : « en retard sur les roseaux avant qu’existent les roseaux / de quel œuf es-tu le texte relicte / le gisant mandrill / et la légèreté des signes » (p. 25).
Pour y parvenir, le « je » ne dispose que de ses mots. Et ces derniers sont à ce point constitutifs du parlêtre qu’ils étaient déjà là, dans le in illo tempore de l’origine : « de la ruelle monte une odeur crispée / pareille au fond de valleuse où tu me nommas » (p. 12). Or l’on sait, avec Lacan, que « le mot est le meurtre de la chose », puisqu’il s’y substitue. L’auteur les met en scène, « [s]es mots » (p. 11), pour éprouver leur fragilité : « tu requiers tant d’oiseaux / sur la tranche de tes caresses / qu’aucun de mes mots ne peut franchir / le mascaret de ton rêve » (p. 12) ; et déplorer leur inertie qui les tient éloignés de l’objet désiré : « dans les chéneaux lobés / mesure de crase au tout-venant / une bouillie de feuilles obstruées / s’accumule en un molleton pâteux de syllabes rend tes pas / inaudibles sur les dalles » (p. 33). Mais aussi pour dire leur entêtement – celui-là même qui anime ces poèmes – à « lire dans les additions de pourpiers / ton nom de volière / dans le moi-même » (p. 24).

En somme, l’auteur aura, avec ce livre, confectionné une manière de refuge pour des S.D.F. un peu particuliers, les « anciens dieux » du temps – mythique – où l’individu adhérait à lui-même, avant d’être coupé en deux et exilé dans les mots. Mais c’est le propre de la poésie que de faire d’eux, à l’instar d’Étienne Vaunac, un usage homéopathique, afin que, loin de vous retrancher de l’œuf originel, ils aient pouvoir de vous y réintroduire. Ces dieux garants de l’unité première, il faut leur concocter un poème où ils soient comme chez eux, dût-on le défendre, ce refuge, de la barrière de l’humour : « les torchères crépitent dans les réacteurs nucléaires / tirés à quatre épingles / où des transpalettes[1] mirent à l’abri les anciens dieux / évincés des poèmes rompus / par les engrais potassiques » (p. 18).

Un livre doublement singulier, doublement délectable.

Laurent Fourcaut

Étienne Vaunac, Ptérodactyles & Grégory Chatonsky, Logistics : The Extend, Aix-en-Provence, Éditions Épousées par l’écorce, 2022, 46 p., 25 €.

[1] Sortes de diables servant à déplacer les palettes.


Extrait :

il regarde que


oaristys
le parquet tout au fond du couloir dévoie la mérule
que nous rançonnions l’un pour l’autre dans l’hostilité cartilagineuse des arbres

entre les lauzes se dépêtre l’automne
tandis que des chevrons
monte un remugle de mamelles et de tardigrades
l’escalier craque sous le poids des préludes

mets du tien dans la joie          (p. 32)