Stéphane Michaud rend par ce texte hommage au poète allemand Wulf Kirsten, disparu ce 14 décembre 2022, près de Weimar.
Wulf Kirsten (1934-2022) : la disparition discrète du poète allemand
La poésie allemande perd avec Wulf Kirsten, décédé à la veille de Noël dans une clinique des environs de Weimar, l’une de ses grandes figures.
Né dans les collines des bords de l’Elbe, entre Dresde et Meissen, dans une famille d’ouvriers agricoles, Kirsten accède au monde des lettres à l’université de Dresde à la faveur d’études supérieures dont il bénéficie au titre de la promotion sociale des travailleurs. Il y assouvit une frénésie de lecture, puisant à pleines mains dans les fonds ordinairement interdits de la bibliothèque nationale.
Encouragé par son maître, le poète German Maurer, il reconnaît très tôt la poésie comme sa vocation. Esprit indépendant, ferme dans ses convictions, il s’émancipe de la tutelle politique, artistique et idéologique de la République Démocratique Allemande dans laquelle il vit, pour nouer des contacts à l’Ouest, où il se rend à plusieurs reprises. En 1989, en Thuringe, il est l’un des meneurs de la vague démocratique qui fait tomber le régime communiste et conduit à la réunification allemande.
Sa poésie, éditée et couronnée en Allemagne de l’Ouest dès 1987, diffusée en Suisse et en Autriche avant d’être reprise par la maison Fischer, traduite en tchèque, en roumain, en anglais et plus récemment en français, fait entendre une voix qui plonge dans un fonds universel. Sa poésie fait entendre un chant de la terre indissolublement chthonien et humain, ranime une humanité que d’aucuns croyaient disparue.
Traduite en français par Stéphane Michaud (à Paris chez Belin : Graviers, 1973, puis à La Dogana à Genève : images filantes, 2014, attraction terrestre, 2020), encouragée il y a quelques années par Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet et Michel Deguy, relayée par les revues Europe et Po&sie, l’œuvre atteint à des sommets dont témoigne le poème qui suit, l’un des tout derniers composés par l’auteur.
ein wolkenschweif
da, sieh nur den himmel eingehüllt
in einen kumulus — shawl abendhin
über den firsten der geziegelten
dächer unserer stadt schwebend,
langhin ausgezogen zu einem
allzu flüchtigen kunstwerk,
als könnten wir leichthin
drüberweg spazieren erdnah
und doch abgehoben von allen
irdischen belangen, mit einer hand
zu fassen anfang und ende,
zerfließendes frachtgut an diesem
ausgesprochen friedfertigen abend,
sich selbst zewalkendes geröll,
dekoratives gebilde aus purem
nichts, das sich malerisch
hervorhebt und aufdröselt
im blauen dunst, der zeremonien-
meister hält sich wohlweislich
bedeckt, als hätt er mit diesem
schlußstrich nur sagen gewollt,
so ging der lange sommer
unabänderlich zu ende.
copyright fonds Wulf Kirsten
traîne de nuages
tiens, regarde le ciel enveloppé
dans un cumulus — châle qui, ce soir,
flotte au-dessus de l’ardoise
des toits de notre ville,
il s’étire largement, œuvre
d’art fugitive,
comme s’il était facile de s’y promener
tout près de la terre,
délivré des contingences terrestres,
et de tenir d’une main les extrémités
de cette vaporeuse cargaison,
en ce soir éminemment paisible,
fuseau de laine qui s’ébouriffe,
image décorative faite d’un pur
néant qui prend forme picturale
et se dissout en une vapeur bleue ;
le maître des cérémonies se tient sagement
à couvert, comme s’il avait simplement
voulu signifier par ce point final
du long été
le terme irrémédiable.
(Traduction Stéphane Michaud. L’original allemand a fait l’objet en octobre 2021 d’un tirage en 199 exemplaires avec une illustration originale de Martin Max.)
Image : Stéphane Michaud (dir.), Quatre poètes dans l’Europe monde. Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Márton Kalász, Wulf Kirsten, Klincksieck, coll. “Circare”, 2009.